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« Nous assistons à un événement incroyable, mesdames et messieurs, alors qu’Alizée Durant vient de battre le record de Lune de la discipline, avec un saut de 20 secondes et 36 centièmes !
— Elle vient de le pulvériser vous voulez dire !
— Exactement, pulvériser, c’est le mot, puisque non contente d’être la première athlète à atteindre la barre des 20 secondes en compétition, elle l’a largement, très largement dépassée. Son précédent saut était déjà impressionnant, 19,80 secondes en apesanteur, mais elle se trouvait encore sous le record lunaire de 19 secondes et 92 centièmes, qui avait été établi il y a plus de dix ans par une autre Française, Maëlle Ramirez.
— Tout à fait, je crois qu’on peut le dire, les Françaises savent décidément bien prendre leur temps lorsqu’il s’agit de sauter.
— Je crois que vous risquez de ne pas vous faire que des ami·e·s avec des affirmations pareilles, Raphaël.
— Ne vous inquiétez donc pas Soan, le peuple français sait que je l’aime.
— Peuple français qui a une nouvelle idole aujourd’hui avec Alizée Durant, qui vient de battre, on le rappelle, le record de Lune de saut en suspension. Nous vous proposons tout de suite de regarder la vidéo à vitesse réelle de ces 20 secondes et 36 centièmes de magie, sur le canal 53 de votre module d’informations. On ne voit vraiment pas qui pourrait lui voler son titre aujourd’hui… »
Les voix des présentateurs qui résonnaient dans son oreillette devinrent murmures, puis s’éteignirent, bientôt remplacées par celle de son entraîneur.
« Pourquoi est-ce que tu t’infliges ça ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Vraiment ? Tu es en train d’écouter en boucle tous les canaux d’information qui ne tarissent pas d’éloges sur Alizée, qui vient de réaliser le meilleur saut jamais enregistré en compétition, juste avant d’essayer à ton tour. C’est comme ça que tu te mets la tête en apesanteur ?
— Et mon coach qui me rappelle que la favorite pour le titre vient de réaliser un exploit, c’est censé m’aider de quelle manière exactement ?
— Arrête ton char, tu sais très bien ce que je pense : tu as en toi les capacités, l’entraînement, et le physique pour sauter bien au-delà de ce qu’Alizée Durant peut faire. Merde, t’as déjà dépassé les 20 secondes en entraînement toi aussi !
— Sauf que là, ce n’est pas 20 secondes qu’il faut battre, c’est 20 secondes et 36 centièmes.
— Et tu en es largement capable. Il faut juste que t’arrêtes de te mettre des freins dans la tête.
— C’est ce que tu dis à chaque fois, mais…
— Et je le pense ! Je te laisse te concentrer championne, ça va bientôt être à toi. Souviens-toi, calme, concentrée, confiante. Allez maintenant, fais-nous planer ! »
Bon sang qu’elle détestait cela quand il l’appelait championne. Ce mot lourd de sous-entendus allait peser sur ses épaules tout au long de son saut. Elle n’avait plus approché le moindre titre depuis qu’elle avait été révélée chez les moins de 18 ans, terminant chaque compétition à laquelle elle participait parmi les dernières athlètes finalistes. À en croire tout le monde autour d’elle, elle avait largement de quoi briller, ne lui manquait que la pugnacité d’une vraie « championne » justement. Quand son entraîneur l’appelait ainsi, c’était aussi un moyen pernicieux de lui rappeler qu’il lui suffisait d’un seul saut réussi pour s’attirer tous les sponsors du monde. Finis les entraînements dans les chambres antigravitationnelles, avec un ancien modèle de régulateur de gravité. Si elle décrochait le moindre minuscule titre international, elle pourrait s’entraîner directement sur la Lune, avec les autres athlètes de haut niveau, jugés suffisamment bons pour mériter des conditions de vie et d’entraînement exemplaires. Comme aux premiers temps des compétitions d’athlétisme lunaire, lorsque ces disciplines étaient encore perçues comme des révolutions sportives et scientifiques et attiraient des capitaux de la planète entière ! À l'époque, sportives et sportifs de tous niveaux étaient logé.e.s à la même luxueuse enseigne. Sauf que ce temps-là était depuis longtemps révolu et qu’elle ne concourrait pas pour un « minuscule titre », mais au championnat de Lune. Comment pouvait-elle espérer faire un saut de plus de 20,36 secondes si elle portait un boulet pareil dans son cœur ?
Elle se demanda ce que les présentateurs étaient en train de dire au sujet d’Alizée, mais s’interdit de succomber à sa curiosité malsaine. Machinalement, elle exécuta les quelques gestes d’échauffement qui étaient devenus pour elle une seconde nature. D’abord quelques squats pour réveiller ses muscles, puis se délier les chevilles, essentiel pour l’atterrissage. Sa combinaison encore réglée sur une force gravitationnelle équivalente à celle de la Terre, elle fit quelques allers et retours au pas de course dans l’aire prévue à cet effet, et termina le tout par quelques sauts sur place avec des pirouettes en l’air afin de travailler sa réception. Autant de gestes qu’elle maîtrisait sur le bout des doigts. Elle joua aussi avec son régulateur de force gravitationnelle. Elle ne devrait sans doute pas, afin de ne pas risquer de le dérégler — même si l’ingénieur lui avait assuré qu’il était réparé, elle ne pouvait pas s’empêcher de s’inquiéter à ce sujet —, mais cela la rassurait de savoir qu’elle était toujours capable de déterminer quand enclencher la force gravitationnelle lunaire pour faire perdurer son saut le plus longtemps possible après avoir pris son élan à gravité terrestre.
Incapable de résister à la tentation plus longtemps, elle connecta une nouvelle fois son module d’informations au canal principal de diffusion des championnats lunaire.
« … Alalala, on ne s’en lasse pas, on pourrait regarder la jeune Alizée sauter pendant des heures.
— Je crois que ce niveau de compétition n’a pas encore été atteint par les humains Soan ! De toute façon, nous n’avons pas des heures devant nous, puisqu’il reste une compétitrice aujourd’hui, qui n’a pas gagné un titre depuis ses jeunes années, mais sait-on jamais, elle pourrait bien nous surprendre !
— Si vous faites référence à l’autre Française de ce championnat, j’ai bien peur de ne pas y croire. Elle était effectivement prometteuse plus jeune, mais elle a toujours échoué au pied du podium. La voilà d’ailleurs qui s’échauffe.
— Vous pouvez observer ses quelques gestes de mise en jambe sur le canal 38 de votre module.
— Oui, tout à fait, des exercices typiques d’une athlète qui passe trop peu de temps sur la Lune d'ailleurs, puisqu’elle semble se concentrer principalement sur une préparation musculaire en condition gravitationnelle terrestre. Peut-être la raison de son manque de succès ? »
Les paroles du présentateur lui tirèrent une moue désabusée.
« Si vous vous connectez au canal 35, vous pourrez même constater qu’elle semble bien peu confiante. Regardez-là qui fait la grimace.
— Vous êtes dur Soan… »
À nouveau le son diminua, pour laisser place aux premières notes d’une vieille musique de plus d’un siècle que son grand-père avait l’habitude d’écouter avec elle, « Child in time » des rockeurs de Deep Purple.
Son entraîneur ne dit rien, mais elle savait très bien que c’était lui qui se cachait derrière ce changement de programme. Non pas qu’elle lui en voulait, mais au stade où elle se trouvait, elle se demandait si la musique suffirait à la calmer, à faire disparaître la boule de nerf et d’angoisse venue se loger jusque dans sa gorge…
Secouant la tête de dépit malgré les commentaires désobligeants que cela allait sûrement occasionner chez les présentateurs, elle sortit à pas lents de l’enclot d’entraînement. Tout autour d’elle, un dôme de lumière lui indiqua que son image était immortalisée en trois dimensions pour que chacun puisse la contempler sous tous les angles et sous toutes les coutures. Elle se prêta au jeu avec un soupir, s’interdisant d’imaginer ce que pouvaient bien penser les gens qui la regarderaient, puis marcha jusqu’au point de départ des sportives en lice. Malgré la prise de vue intégrale qu’elle venait de subir, des flashs de photographie continuaient de se déclencher ici et là à quelques pas d’elle, rappels constant que la planète entière serait témoin de sa réussite ou de son échec. Elle s’arrêta près de la ligne, prit une grande inspiration, et se laissa envahir par la musique tout droit jaillie de son enfance. Bientôt, la voix du chanteur s’éleva, et c’était comme s’il s’adressait à son cœur, appliquant un baume apaisant sur ses doutes. Petit à petit, elle oublia les flashs et les craintes, les commentaires et les sponsors, et le temps sembla ralentir, ralentir encore, comme une respiration laissée en suspens.
See the blind man
Shooting at the world…
Vois l’aveugle
Tirer sur le monde…
La musique résonne dans ses oreilles. Elle s’avance. Son corps effectue quelques derniers gestes d’échauffement, mais elle n’en a même pas conscience. Ses yeux balayent l’horizon, refusant de se fixer sur quoi que ce soit. Ses jambes tressaillent, se détendent puis se contractent.
You’d better close your eyes
Tu ferais mieux de fermer les yeux
Elle s’exécute. Elle peut sentir son cœur battre dans sa poitrine. En se concentrant un peu plus, elle pourrait presque percevoir le flot du sang dans ses veines, qui irrigue tout, sa peau, ses organes, ses membres, ses muscles puissants et chauds. Une vague d’excitation s’élève en elle, électrique. La musique enfle, déploie ses ailes. Elle sautille sur place, les paupières toujours closes. Elle ressent l’appel de la compétition jusque dans sa chair, comme un picotement qui remonte le long de ses jambes. Plus rien d’autre n’existe. Plus rien n’a d’importance. Elle ouvre les yeux. Elle s’élance.
Ses jambes avalent la piste à toute vitesse. Chacun de ses pas martèle le sol. Elle ne se trouve plus qu’à quelques centimètres de la ligne et son pied se pose avec force juste avant la démarcation. Les guitares et les claviers crient dans ses oreilles. À sa ceinture, sa main s’apprête à actionner son régulateur de gravité pour que sa pesanteur se réduise au bon moment. Elle appuie sur le déclencheur, et s’envole.
Il n’y a plus qu’elle, la musique, la voix mélodieuse du chanteur, les sensations de sa combinaison sur son corps, la brûlure de ses muscles, et le champ lunaire qui s’étend à perte de vue, avec ses rochers et ses cratères, nuancier de gris et de rocaille. Au loin, elle aperçoit la Terre, figée dans sa révolution quotidienne, cette bille tourbillonnante de bleu, de blanc, de vert et d’ocre, et elle s’imagine pouvoir voler jusqu’à elle. Elle ne pèse qu’une plume. Moins. Son corps est tendu comme une flèche, sa tête pointée en avant. Et elle plane.
« Sweet child in time », doux enfant dans le temps. Perdue dans le temps.
Merci à vous d’avoir lu cette nouvelle histoire. J’espère que vous avez apprécié le petit voyage en apesanteur que je vous ai proposé aujourd’hui, avec sa fin laissée… en suspension !
Je suis curieux, est-ce que vous avez écouté la musique en lisant ou après votre lecture ? Je ne pense pas faire découvrir ni ce groupe ni cette chanson aux amateurs et amatrices de rock, mais "Child in time" de Deep Purple m’a toujours semblé un peu plus "confidentielle" (les guillemets sont importants tout de même) que "Stairway to heaven" de Led Zeppelin par exemple, alors qu’à mon sens, elle en mérite tout autant la renommée. C’est pourquoi j’ai choisi cette chanson pour mon histoire, plutôt que le titre des Led Zeppelin avec lequel j’ai hésité. Si vous l’avez écoutée en lisant, avec un peu de chance, vous êtes allé·e, comme moi, faire un tour dans la stratosphère.
Mais puisqu’il faut bien un jour redescendre sur Terre, je voudrais remercier celles et ceux qui ont pris le temps de répondre à mon questionnaire concernant l’éventuel passage de ma newsletter à un format payant. Pour l’instant, les réponses ont été très encourageantes et cela me fait chaud au cœur ! Si vous ne l’avez pas encore fait, il est encore temps de me donner votre avis en répondant à mes quelques questions ici. C’est anonyme et rapide, donc sentez-vous libre de me dire ce que vous en pensez vraiment !
Vous pouvez également lire ou relire le texte dans lequel je m’interroge sur ce fameux passage à un abonnement payant, pour mieux comprendre pourquoi je l’envisage. Là-dessus je vous laisse, et vous dis à dans deux semaines !