Histoires comme ça

De jolis mots pour de belles histoires

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Par Thomas Weill
11 janv. · 6 mn à lire
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La triste histoire du gentil géant

Il avait de l’eau jusqu’aux genoux, parfois plus, parfois moins. La plupart du temps, elle lui arrivait aux genoux, et il marchait. Si vous l’aviez aperçu à plusieurs centaines de mètres, vous auriez cru qu’il ne se trouvait qu’à quelques pas de vous, car c’était un géant.

Du reste, sa grande taille demeurait la seule chose qui permettait de savoir qu’il s’agissait d’un géant. Il n’était pas lent, ni de corps ni d’esprit, ainsi qu’on le lit parfois dans les histoires. Il ne se montrait pas non plus agressif, encore moins brutal. Il s’agissait d’un géant parfaitement proportionné, tout à fait intelligent, plutôt doux, absolument semblable à un être humain, sauf sur un point : il mesurait plusieurs dizaines de mètres de haut. Mais il est vrai que mesurer plusieurs dizaines de mètres de haut laissait peu de doutes sur sa nature de géant.

Il ne savait pas qu’il en était un cependant, pour une raison très simple : il n’avait jamais rencontré personne. Cela vous étonnera sans doute, vous vous demanderez peut-être où étaient passés ses parents, ou d’autres individus de son espèce. Vous chercherez à comprendre pourquoi personne ne l’a jamais vu s’il était si grand. Toutes ces questions semblent tout à fait logiques et légitimes, mais il ne se les posait pas. Car n’en ayant jamais connu, il ne savait pas qu’il pouvait exister pareille chose que des parents ; ni même d’autres individus. Cela vous paraît peut-être étrange, mais pour lui il n’y avait rien de plus normal, puisqu’il n’avait jamais connu que cela.

Oh, bien sûr, il s’interrogeait sur l’origine de son existence, ainsi que son but. Il se demandait aussi si d’autres comme lui pouvaient exister. Mais en l’absence de réponses, il restait seul et cela lui paraissait absolument naturel.

Quoi qu’il en soit, il avait de l’eau jusqu’aux genoux, et il marchait. Il avait retroussé son pantalon jusqu’à mi-cuisse pour l’épargner de la houle, mais vous savez ce que c’est : il suffit que le relief maritime change brusquement ou d’une bourrasque un peu plus forte que les autres qui soulève une vague un peu plus haute que les autres pour réduire à néant tout effort de rester au sec. Les choses sont ainsi avec l’océan, même les océans particulièrement peu profonds comme celui-ci. À ce stade, vous vous demandez peut-être quel besoin un géant qui n’a jamais rencontré personne de toute son existence pouvait bien avoir de porter un pantalon, mais tout de même, il n’allait pas marcher entièrement nu dans l’océan, cela n’aurait pas de sens et ne serait pas sérieux.

Vous vous demandez peut-être aussi où il se rendait ainsi de son pas décidé qui faisait trembler le sol. Lui-même ne le savait pas, mais il fallait bien qu’il se rende quelque part : pour quelle raison serait-il donc resté sur place pendant tout ce temps ?

En avançant dans l’océan, il lui arrivait d’apercevoir de petits poissons qui jouaient près de ses pieds. Il en avait même vu un s’approcher de la surface et projeter un jet d’eau à partir d’un trou situé au milieu de son dos. Lorsqu’il avait vu cela, le géant avait souri, et avait regardé le poisson s’éloigner lentement. Il savait d’expérience que ces petits poissons n’aimaient pas qu’il cherche à les attraper. Or donc, ce jour-là, il remarqua quelque chose d’étrange.

Ces petits poissons, qu’il s’amusait à chercher par-delà le chatoiement des vagues, se faisaient plus rares. C’était à peine s’il en avait aperçu plus de deux en autant d’heures. En s’interrogeant sur cet intrigant phénomène, il réalisa aussi que le niveau de l’eau baissait un peu plus à chaque pas. Elle atteignait ses genoux, puis en dessous, puis elle atteignait ses mollets, puis ses chevilles, et à présent il se tenait debout dans une étendue d’eau qui ne submergeait pas tout à fait ses orteils. Tout à l’observation des poissons et du niveau de l’eau sur ses jambes, il n’avait pas réalisé que la vaste étendue d’eau dans laquelle il cheminait depuis aussi longtemps qu’il s’en souvienne avait donné naissance à une vaste terre, qui se profilait elle aussi à perte de vue. Lorsqu’il releva enfin la tête, il fut si surpris en la voyant qu’il s’arrêta de marcher. Cela n’était jamais arrivé auparavant. Ou alors l’avait-il oublié ? Avait-il changé de monde ? Ou en avait-il atteint la fin ? Il n’y avait qu’un seul moyen de le savoir, vous en conviendrez bien évidemment. Il leva un pied craintif — ne me demandez pas au juste à quoi l’on reconnaît un pied craintif, celui-ci l’était, un point c’est tout —, hésitant à s’aventurer sur cette étrange nouvelle terre, puis la curiosité l’emporta sur la peur, et il le posa sur une étroite bande de poussière beige qui bordait l’océan et en marquait la fin.

Comme rien ne se passa, il avança d’un autre pas, et remarqua qu’en dehors de l’eau, un peu plus loin, le sol était recouvert d’un tapis végétal où se mêlaient le brun et le vert. En regardant de plus près, il eut l’impression de voir un champ de brindilles, à la hampe en bois et la pointe de verdure. S’il se concentrait suffisamment, il pouvait presque entendre un crépitement lorsqu’il marchait dessus. Seulement voilà : là où il passait, la végétation se couchait et ne se relevait plus. Lentement, sans qu’il s’en rende compte, un lointain souvenir se mit à éclore en son esprit. Il le laissa remonter à la surface comme un pétale dans l’océan, et il réalisa avec stupeur qu’il avait déjà foulé ces lieux, qu’il avait déjà provoqué ce léger crépitement de bois brisé, alors qu’il était encore un tout petit enfant, si petit en fait, que ce tapis d’arbres venait lui griffer les chevilles.

Absorbé par sa réminiscence, il devint plus prudent en avançant, et essaya d’éviter la verdure. Voilà qui n’était pas tâche aisée. Du fait de sa taille, vous comprenez. Il marchait du bout des orteils, écartant ses mains de part et d’autre de son torse pour essayer de trouver son équilibre. Avez-vous déjà vu un géant marcher sur la pointe de ses pieds de géants, son pantalon de géant retroussé au-dessus de ses genoux de géants, avancer pas à pas en moulinant ses bras de géants comme s’il cherchait à s’envoler, tout ça pour éviter de piétiner des arbres qu’il finissait inévitablement par écraser malgré tout ? Il s’agit d’une vision fort cocasse dans de bonnes circonstances, par exemple lorsqu’on connaît l’existence de ce géant, et que l’on sait sa gentillesse et sa douceur. Dans de mauvaises circonstances en revanche, cela peut s’avérer proprement effrayant.

Il se trouve justement que tandis que le géant cheminait en batifolant dans les flots, il ignorait qu’il avait cheminé durant trop longtemps. Il avait oublié que des âges avaient passé depuis son enfance, et que le monde qu’il avait connu alors avait bien changé depuis. Il ne savait pas, en somme, que ses foulées sous-marines l’approchaient d’une modeste communauté humaine, peuplée d’humains tout ce qu’il y a de plus humain, à taille humaine, finalement ; ni plus, ni moins. Seul le géant aurait pu qualifier cette communauté de modeste bien sûr, puisqu’elle comptait plusieurs centaines de milliers d’âmes, ce qui semble tout à fait gigantesque.

Vous vous dites peut-être qu’il était heureux pour le géant de rencontrer une autre forme de vie avec laquelle il pourrait enfin échanger. Ce serait faire bien peu de cas des petits poissons, mais passons. Ce que vous méconnaissez sans doute, c’est que parmi ces humaines et ces humains, personne n’avait jamais entendu parler d’un géant. Aucune de leurs légendes ne le citait, aucun conte n’en faisait mention. En tout état de fait, un géant ne pouvait exister, et conséquemment, n’existait pas. Cela dépassait même l’entendement !

Le problème, c’est que cette communauté humaine avait jugé bon de bâtir une cité au pied d’une montagne. C’était une petite montagne, à l’échelle des montagnes, mais dans ce climat froid, sa pointe n’en restait pas moins enneigée, et elle recelait en son sein un minerai rare qui avait fait la richesse de plus d’une famille de mineurs et de commerçants. Comprenez bien, ce n’était pas un problème en soi, mais dans l’histoire qui nous intéresse, cela empêcha le géant d’apercevoir la cité montagnarde, tout comme cela empêcha ses habitants d’observer l’approche du géant, puisque les sommets se trouvaient précisément entre la mer et la ville. Tout ce qu’ils perçurent de lui, c’était le tremblement de la terre et le grondement terrifiant qui accompagnaient le moindre de ses pas. Et encore, tout occupé qu’il était à essayer de ne pas écraser les arbres, il émettait moins de bruit qu’il n’en aurait sans doute émis autrement, et les humains et les humaines de cette cité, comme il arrive parfois aux gens des montagnes, avaient l’habitude que la terre tremble, et ne s’en formalisaient pas.

Voici donc notre bon géant qui arrivait en titubant gauchement auprès de la cité. Manquant de perdre l’équilibre, il se rattrapa d’une main à un petit monticule en pierre à la pointe nivéenne, un rocher somme toute bien commode qui se trouvait là. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir, de l’autre côté de la butte, la cité d’étranges petits êtres, qui lui ressemblaient en tous points sans toutefois lui arriver à l’ongle des orteils ! Et pour les humains, imaginez donc l’horreur qu’ils éprouvèrent à voir une main gigantesque agripper le sommet d’une montagne, et un visage rond se tourner vers eux, la bouche grande ouverte sur des dents de la taille d’un enfant sain — étant admis qu’un enfant malade serait donc plus chétif.

Vous aurez compris, bien sûr, qu’il n’avait fait qu’ouvrir sa bouche sous l’effet de la stupéfaction, et vous connaissez la douceur timide du géant. Mais pour les humaines et les humains, en cet instant, il n’apparut que comme un monstre qui leur montrait les dents. Alors ils agirent comme n’importe quel humain agit lorsqu’il se sent menacé : certains prirent la fuite, d’autres se figèrent, et nombreux furent ceux qui s’armèrent, pour protéger leur famille et leur foyer.

Ceux-là jetèrent leurs lances, mais leurs bras manquaient de force, et le géant se trouvait trop loin. Alors ils prirent leurs arcs, et noircirent le ciel clair d’une pluie de flèches, mais leurs projectiles s’avérèrent trop petits et le géant se trouvait trop loin. Alors ils sortirent leurs canons. Ils les remplirent de leur poudre de mort, y enfournèrent leurs boulets, et le brasier de leur peur alluma les mèches. Ils tirèrent tant et si bien que le bruit des explosions retentit dans toute la vallée.

Le géant, lui, était bien surpris de tout ce remue-ménage. À peine avait-il recouvré son équilibre que ces petits êtres lui jetaient dessus épines et aiguilles, et couinaient à pleins poumons par-dessus les déflagrations de leurs canons. Il était si grand que chaque tir faisait mouche, et le voilà qui se faisait marteler la peau de ces billes de fer projetées par des bombardes. Toutes ne traversaient pas son épiderme, mais la plupart le blessaient tout de même, et quand l’artillerie ne faisait pas couler le sang, elle faisait éclore des ecchymoses.

Un tir particulièrement bien ajusté l’atteignit au visage, en plein dans son œil droit. Seul lui restait le gauche, rond comme la lune et noir comme la nuit. Il pleura des larmes vermeilles et rugit sa douleur. Ce n’était pas un cri belliqueux, encore moins une menace, mais cela fut trop pour les humaines et les humains, qui déguerpirent en laissant derrière eux leurs mines, leurs foyers et leur argent.

Depuis ce jour, chez les humains, on ne s’installe plus près des montagnes. On dit qu’à trop creuser dans leurs entrailles, on risquerait de réveiller le cyclope à l’œil de sang. Mais de cyclope il n’en est point, vous l’avez bien compris. Il n’y a qu’un gentil géant, blessé par erreur par des humains effrayés. Lui non plus ne s’approche plus des monticules à la pointe enneigée. Après sa mésaventure terrestre, il est retourné marcher dans la mer : il a décidé qu’il préférait la compagnie des petites baleines à celle des humains. Parfois, lorsqu’il repense à la terre de son enfance, il se sent triste et il lui arrive alors de pleurer. Les larmes coulent de son œil gauche comme de son œil crevé, et tombent en goutte coralline dans l’eau salée de l’océan. Là, sur leur lit de sable, elles se durcissent et se ramifient. Peut-être finalement que sa grande taille ne constitue pas la seule chose qui permet de reconnaître un géant. On les pêche parfois en les appelant corail, mais vous savez bien, vous, que ce ne sont en fin de compte que les larmes d’un géant.


Merci à vous d’avoir lu l’histoire de ce gentil géant ! Je n’avais pas encore publié de fantasy dans le cadre de cette newsletter, c’est maintenant chose faite, et j’espère que cela vous a plu.

Après avoir imaginé un rêve dans le précédent épisode d’« Histoires comme ça » (vous pouvez le lire juste ici), cette histoire-ci m’est venue en rêve justement ! Cela sonne très mystique, mais il est juste question d’un réveil matinal avec l’image en tête d’un géant les pieds dans l’eau. Un peu étrange je le reconnais, mais pas franchement mystique. Quoi qu’il en soit, ’espère que vous avez aimé ce que j’en ai fait ! N’hésitez pas à me donner votre avis sur mes histoires, et surtout à les partager autour de vous aux personnes qui pourraient être intéressées !

Sur ce, je vous souhaite une bonne fin de semaine, et vous dis à dans quinze jours.