Ou comment savoir quelle valeur donner à l'écrit et à l'art.


« Alors, vous en pensez quoi ? »
Un silence. Pour me donner une contenance, je descends une rasade de bière.
« Non, mais c’est une bonne idée hein… »
Ah. Parfois, un « non, mais » est bon signe. Mais souvent, on entend dans ces deux petits mots tout un océan de non-dits. Quand mon pote me dit « non, mais c’est une bonne idée hein », par exemple, j’entends qu’il gagne du temps, qu’il cherche ses mots pour me dire ce qu’il pense vraiment de mon idée. La formule est un peu pauvre je trouve, puisque son « non, mais » sous-entend un autre « mais » ultérieur, ce qui contrecarre immédiatement son objectif de tempérance. D’un point de vue force de conviction, cela laisse à désirer aussi. Si son but était de me convaincre qu’il trouvait que mon idée était bonne, il aurait dû finir par ça, plutôt que d’entamer son objection par cette phrase. Ou mieux, il aurait pu utiliser un outil rhétorique très pointu — pas vraiment —, le sandwich de compliments. La trouvaille n’est pas de moi, mais j’aime bien le principe : pour donner son avis à quelqu’un, on commence par souligner un élément positif, puis on aborde ce qui peut être amélioré, le cœur de la critique pour ainsi dire, et on termine sur un autre point fort. Essayez, vous verrez, c’est très efficace ! Récemment, j’ai vu cette méthode décriée sur LinkedIn et dans un article sur le management, mais je crois que j’aurais bien aimé que mon ami l’utilise plus efficacement, j’aurais tout de même entendu sa remarque. Or, il a bien construit un sandwich verbal, sauf que c’est un sandwich de « mais » — ce qui en fait un bien piètre mets.
« … Mais tu ne crois pas que c’est un peu tôt ? »
Il est là le cœur du problème. Un peu tôt. Si vous êtes en train de lire ces lignes, sachez qu’à l’heure où je les ai écrites, cela fait six mois, pratiquement au jour près, que j’ai décidé de lancer ma newsletter d’histoires courtes. Cela fait plus de deux ans et demi que j’ai décidé d’essayer de gagner ma vie de ma plume, et plus de vingt ans que je me suis fait la promesse à moi-même d’un jour être un écrivain publié. Alors je vous prie de croire que la notion de « tôt » est toute relative.
Sauf que si je mûris mon rapport à l’écriture depuis plus de deux décades, ce n’est pas le cas de tout le monde, et sa question est donc tout à fait légitime : est-ce que pour les gens qui me lisent, ou qui ne me lisent pas d’ailleurs, ce n’est pas un peu tôt ?
« Ta newsletter c’est une bonne idée. Je n’ai lu que la première partie de ta première nouvelle, mais elle marche bien. Ça se lit très vite, on a envie de savoir ce qu’il se passe, c’est cool. Mais est-ce que tu ne penses pas que passer en payant dans quelques semaines est un peu prématuré ?
— C’est vrai, tu peux faire ça plus tard, quand t’auras bâti une vraie communauté autour de toi, abonde mon autre ami qui entend pour la première fois parler de ma newsletter. »
Intérieurement, je soupire. Rappelez-vous, plus de vingt ans.
Je prends une nouvelle gorgée de bière. Autour de nous, il y a un boucan phénoménal. Le bar a été réservé par les joueurs d’un club de badminton, et les Argentins jouent leur qualification pour la coupe du monde de foot face à la Pologne. Les images défilent à l’écran, les visages sur mes rétines, une musique pop entraînante résonne tout autour de moi, mais je n’entends et ne vois que mes deux amis, et la remise en question de mes espoirs.
« Ouais, sauf que c’est compliqué de se construire une carrière et une communauté avec un nouveau produit tous les cinq ans. Même si j’arrivais à écrire un nouveau livre dans l’année, et c'est pas forcément gagné, combien de temps passera avant qu’il se trouve en librairie, s’il y arrive un jour ? »
Les questions que je ne pose pas sont à mon sens tout aussi pertinentes : et pendant tout le temps qui s’écoulera alors, combien de stories, réels, et autres posts en tous genres devrai-je imaginer ? Comment faire croître une communauté sur les réseaux sociaux malgré leurs algos dingos qui changent à gogo ? C’est parfois décourageant ces efforts qui ne trouvent pas vraiment leur public, pas par manque d’intérêt, mais faute de savoir trouver le chemin jusqu’aux personnes à qui cela plairait. Une bonne métaphore pour l’industrie du livre aussi, maintenant que j’y pense. Mais bref, assez d’autoapitoiement, je reprends le fil de notre discussion, avec ce nouvel argument de l’un de mes amis.
« Oui, c’est sûr, mais tu vois, Léo Henry de La Volte par exemple, pendant des années il a envoyé du contenu gratuit, c’est comme ça qu’il s’est fait connaître. »
Je calcule : chaque newsletter me demande peu ou prou cinq heures à écrire et mettre en page ; disons que je continue cela pendant cinq ans avant de passer en payant, cela représenterait 650 heures de travail payées en visibilité. Car c’est de cela qu’il s’agit, même si aucun de nous ne pense à le formuler avec ces mots. Si j’ajoute à cela toutes les heures passées à parler de cette fameuse newsletter sur mes réseaux sociaux, un travail beaucoup moins négligeable que les résultats qu’il rapporte, on arrive à six mois de travail, payés uniquement avec une visibilité douteuse et variable. C’est sûrement le lot de plus d’une personne qui lance son entreprise, mais dans mon cas, ces six mois seraient répartis sur cinq ans, au terme desquels ne se trouverait qu’un immense peut-être.
Sans doute que Léo Henry n’a pas fait ce calcul, et peut-être que je ne devrais pas non plus, mais je ne peux pas m’en empêcher. Plus qu’un seul plaisir, ce qu’elle est tout de même, je vois aussi l’écriture comme une source de revenus, donc je mêle les maths à l’art, et cela m’arme en hâte : voilà mon nouvel argument.
« Ouais, enfin vu le temps que ça me prend et le degré de certitude du résultat, autant ne pas me lancer et arrêter tout de suite d’écrire. »
Nouvelle gorgée de bière. J’ai l’amertume en bouche. À côté de moi, deux Polonais, que j’entendais commenter le match tour à tour avec enthousiasme et dépit, doivent avoir le même goût sur la langue : leur équipe vient de perdre 2-0.
L’alcool aide, il faut croire, puisque je repars.
« Après tout, c’est quand même courant aujourd’hui pour un artiste de solliciter le soutien de sa communauté.
— Oui, bien sûr, mais souvent ce sont des gens un peu plus connus. Pourquoi tu ne continuerais pas d’écrire tes nouvelles gratuitement ? En vrai, c’est un bon moyen pour réunir des gens autour de ce que tu fais ! Mais il faut d’abord que tu leur montres ce que tu fais. »
La réponse, telle que je l’entends, est sans appel : je suis présomptueux. Même à mes oreilles, mes arguments suivants sonnent creux : « j’ai prévu deux ou trois histoires avant de passer au payant, donc j’aurais déjà montré ce que je fais », « ça ne coûtera pas grand-chose à chacun », « pour 2 à 3 euros par mois, à la fin de l’année, ça fait une douzaine d’histoires, peut-être plus, alors que pour le même prix vous ne pourrez avoir que deux bouquins » — raisonnement un peu fallacieux, je le reconnais —, « à ce compte-là, est-ce que j’ai raison de faire payer mon premier roman puisque personne ne me connaît ? », « c’est quoi ce métier où seule l’ancienneté, et pas le travail, vaudrait rémunération ? ». Au fond, mon seul et meilleur argument est sans doute :
Si je ne crois pas moi-même que ce que je fais a de la valeur, comment pourrais-je, même dans cinq ans, demander aux personnes qui me lisent de le croire ?
Je comprends pourquoi mes amis m’ont adressé cette mise en garde, et je les en remercie. Cela m’évite de sombrer dans les vœux pieux, et dans les pensées magiques. Ils n’ont peut-être pas tort d’ailleurs. Mais ce qu’ils expriment, à part l’évidence que vouloir faire payer des gens est toujours une gageure, il me semble que c’est surtout le résultat d’un système qui monétise plus la célébrité que la qualité. Je ne parle d’aucune personne spécifique en disant cela, ni de moi ni d’un ou d’une autre, et bien souvent talent et célébrité vont de pair. Mais l’équivalence n’est pas systématique : il est des personnes célèbres, dont on peut se poser la question du talent, et des personnes extrêmement talentueuses qui resteront toujours devant la porte de la célébrité. C’est injuste, mais c’est comme ça que fonctionne le système.
C’est peut-être un peu perdu d’avance, mais j’ai bien envie de tenter de contourner le système justement. Je ne suis en aucun cas le plus talentueux, ni même le plus méritant pour cela — est-ce que c’est vraiment une question de mérite de toute façon ? —, mais j’aimerais bien essayer malgré tout. C’est même avec cet objectif en tête, entre autres, que j’ai décidé de lancer cette newsletter, en m’appuyant sur la plateforme et start-up Kessel, que je remercie d’ailleurs autant pour l’opportunité que pour le coup de pied au derrière qui m’a fait me mettre en action.
Sauf que ça ne dépend pas que de moi. Ça dépend de vous aussi, parce que c’est vous, les personnes qui se sont abonnées à “Histoires comme ça”, et celles qui ont lu mon roman "Les Eaux du Temps" aussi, qui faites que je peux me poser toutes ces questions et m’interroger sur la valeur de l’art. Dans une moindre mesure, c’est parce que je n’écris pas dans le vent, mais pour que vous me lisiez, que je peux aussi m’interroger sur la valeur des petites histoires avec lesquelles j’essaie de vous divertir et de vous amuser. Alors je vous le demande, le plus sérieusement du monde, j’aimerais vraiment savoir ce que vous en pensez. Est-ce que si je décide de rendre cette newsletter payante dans quelques semaines, à raison de deux ou trois euros par mois peut-être, je ne suis pas fixé, vous accepteriez de payer pour me lire ? D’ailleurs, quel prix vous paraît juste pour ce que je vous propose ? Est-ce que vous seriez prêtes et prêts aussi à recommander mon travail à d’autres ? Ou est-ce que, tout de même, vous ne croyez pas que c’est un peu tôt ?
En attendant votre réponse, moi, je finis ma bière. This is the rythm of the night.
Merci à vous de m’avoir lu une nouvelle fois. J'en profite également pour vous souhaiter une excellente nouvelle année !
Vous l’aurez compris, cet envoi est un peu particulier, puisqu’il s’agit d’une histoire inspirée de faits réels. Pas d'inquiétude, tout va bien avec mes amis, j’ai vraiment trouvé cette discussion très enrichissante ! Et j’aimerais vraiment avoir votre avis sur le sujet du jour. Pour ce faire, il ma semblé que le plus simple était de réaliser un petit questionnaire, auquel vous pouvez répondre en cliquant ici. Vous connaissez déjà les questions, puisqu’il s’agit à peu de choses près de celles que je pose en fin de texte, donc soyez rassuré·e : répondre ne vous prendra pas plus de deux minutes !
Votre participation, vos remarques et vos retours seront comme toujours très appréciés, et j’espère aussi que vous aurez pris plaisir à lire mon histoire du jour, avec les questionnements qu’elle soulève. Hâte de vous lire à mon tour !