Histoires comme ça

De jolis mots pour de belles histoires

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Par Thomas Weill
11 janv. · 7 mn à lire
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L'enfant-Dieu

Combien de temps avait-il passé ainsi ? Un souffle ? Des millénaires ? Difficile à dire. Tout se confond, tout se ressemble. Qui est-il ?

Bonjour à toutes et à tous ! Petite incartade aujourd’hui, avant de publier directement l’histoire du jour, je vais prendre quelques lignes pour vous faire part d’une nouvelle importante concernant mon activité d’écrivain. Rassurez-vous, l’histoire arrivera juste après.

Certain·es d’entre vous le savent probablement, mais mon premier roman, Les Eaux du Temps, jusqu’à présent édité chez Crin de Chimère, se retrouve orphelin de maison d’édition. Mon ex-éditrice a en effet décidé de fermer son entreprise, trop endettée dans une chaine du livre trop concurrentielle. Je lui souhaite tout le meilleur pour la suite !

Après avoir longuement pesé le pour et le contre, j’ai décidé d’offrir une deuxième vie aux Eaux du Temps en autoédition, et le bouquin vient de ressortir aujourd’hui même en version numérique. Vous avez de la chance, sa mise en ligne ne devait avoir lieu que demain, et vous êtes donc les premier·es au courant ! Il est pour l’instant uniquement disponible sur Amazon, mais je vais rapidement essayer de le rendre accessible sur d’autres plateformes.

Les Eaux du Temps raconte l’histoire de Tara, une jeune femme un peu solitaire mais courageuse, qui découvre grâce à des lettres jaunies par le temps que son frère, porté disparu en mer, a voyagé dans le passé et se retrouve bloqué quatre siècles en arrière. Dans ces lettres, il décrit un passé lumineux, diamétralement opposé au monde corrompu et sur-pollué dans lequel il avait grandi. Armée de sa détermination et de tout son amour, elle va parcourir les mers de l’Archipel, une nation hostile et brutale, à la recherche d’un moyen de ramener son frère à la bonne époque.

Si vous aimez les romans d’aventure, les héroïnes fortes, les univers maritimes immersifs, mais aussi si vous aimez réfléchir à notre monde, à nos modes de gouvernance, et à nos interactions avec la nature, il se pourrait bien que mon roman vous plaise ! En tout cas il a semblé plaire aux juré·es du Prix des auteurs inconnus, un super prix littéraire récompensant les ouvrages autoédités ou les premiers romans édités au sein d’une petite maison d’édition, puisqu’ils et elles m’ont fait l’honneur de choisir Les Eaux du Temps parmi les cinq romans finalistes dans la catégorie Imaginaire.

Ni le texte ni la couverture n’ont changé, merci pour cela à l’illustrateur Fabrice Bertolotto qui a accepté que je continue d’utiliser son illustration. Si vous ne l’avez pas encore lu, vous pouvez donc acheter mon roman en version numérique, il vous suffit pour cela d’aller voir sur cette page Amazon. Si vous l’avez déjà lu, merci beaucoup pour votre fidélité, et n’hésitez pas à partager ce lien autour de vous aux personnes à qui mon roman pourrait plaire ! Merci pour votre attention, et en avant toute pour ce qui vous a sans doute amené ici aujourd’hui : une histoire !


L’enfant-Dieu

Combien de temps avait-il passé ainsi ? Un souffle ? Des millénaires ? Difficile à dire. Tout se confond, tout se ressemble. Qui est-il ?

Reprenons.

Son corps, long et lourd comme une montagne, se délie à une lenteur fulgurante. À le voir se redresser sur son trône nuageux, on croirait apercevoir un colosse de marbre prendre vie. Attention, il ne ressemble pas à ce à quoi l’on s’attendrait pour un Dieu. Il ne s’agit pas d’un vieil homme barbu pétri de muscles, vêtu d’une toge ou d’une robe immaculée. Non, il est plutôt petit et fluet, son corps malingre est dégingandé. S’il était humain, on dirait de lui qu’il s’agissait d’un gamin, ou peut-être d’une gamine, on ne saurait pas très bien. Dix ans à peine, peut-être moins. Ses yeux sont cernés, son teint mat et pâle à la fois. Ses côtes saillent sans doute sous son gros pull trop grand, tricoté dans une laine à l’aspect rêche. Ses cheveux, hérissés d’épis par endroits, sont roux comme un soleil couchant, et tombent en grosses mèches droites sur son visage. Non, vraiment, on ne s’attendrait pas à ce qu’il soit un Dieu, à le voir ainsi frêle et anémique. Pourtant, lorsqu’il bouge, le moindre de ses mouvements s’accompagne d’un grondement d’une profondeur d’abysse, et il en devient colossal.

Son tempérament n’est pas non plus celui que l’on penserait. Nulle ire destructrice, pas d’arrogance, ni même particulièrement de bonté, ou de miséricorde. Son comportement se conforme à son aspect : amorphe, indolent, apathique. Il s’ennuie. Peut-être la langueur a-t-elle contribué à définir ses traits lorsqu’il a choisi cette apparence. Peut-être est-ce l’inverse. Qui pourrait bien le savoir ? Il reste assis, avachi plutôt, sur un siège en cumulus, et laisse le temps lui couler dessus comme une vague, sans reprendre son souffle ni non plus se noyer. Car son pouvoir aussi est colossal. Il a créé le temps, par exemple, même s’il ne s’est jamais tout à fait habitué à la manière dont il s’écoule. Avant de créer le temps, il n’y avait rien. Lui, perdu dans le néant. Peut-on réellement se perdre dans du vide ? Peut-on s’égarer dans ce qui n’existe pas, dans une absence ? C’était ainsi qu’il voyait les choses en tout cas, alors il a créé le temps, pour avoir l’impression qu’il y avait quelque chose.

Mais cela n’avait pas suffi.

Il n’y avait toujours rien, bien sûr, mais ce rien s’étirait à présent sur des millénaires. En créant le temps, il avait créé l’ennui, et l’ennui était son ennemi depuis lors. Alors il a créé la matière. La sienne pour commencer. Il ne saurait pas vraiment dire si sa forme était fonctionnelle ou non, son existence physique a débuté en tant que sphère, une gigantesque sphère minérale faite de roche en fusion et de roche refroidie. Il en appréciait la plénitude, la pureté ronde et parfaite. Il a fini par se lasser de son absence de piquant, mais cela lui a tout de même donné des idées. Après avoir créé le temps et la matière de son propre corps, il a créé le cosmos, et il l’a peuplé de planètes qui lui ressemblaient. Il aimerait sans doute dire que les étoiles sont les larmes qui ont un jour perlé dans ses yeux, alors qu’il contemplait sa solitude. Il est à la fois un peu poète et très dramatique. Et il pourrait le dire, d’ailleurs, que rien ni personne ne chercherait sans doute à le remettre en question. Au bout du compte, il est le créateur de tout. Mais non, il ne cherche pas à prétendre. Auprès de qui ?

Il a créé les étoiles parce qu’il avait froid et qu’il n’y voyait rien, et qu’il trouvait cela joli, ces boules de gaz enflammé suspendues dans le ciel. Oui, même ce Dieu-ci pouvait avoir froid.

Lui seul pourrait dire combien de temps s’est écoulé alors, ou combien de temps il faut pour créer une planète. Il a beau être omnipotent, ou ce qui s’en rapproche le plus, façonner les terres et les astres ne lui a pas seulement pris quelques heures. Mais même occupé comme il l’était à la création de ce qui existe, il n’a jamais réussi à tout à fait tromper son ennui. Sans doute cela arrive-t-il lorsqu’on est éternel et tout puissant. L’éternité paraît bien longue, le temps qui s’écoule bien monotone. Alors il a voulu créer la vie. Après tout, il était bien vivant lui, pourquoi pas d’autres ?

Il a contemplé ces morceaux de roches dérivant lentement dans l’espace, et en a choisi un, sur lequel il a fabriqué des êtres, de tous petits êtres vivants. Comme il avait mis du cœur à l’ouvrage en créant tous les corps célestes, il a placé de l’imagination au service de la vie. Il en a fait de toutes tailles et de toutes formes, des vifs et des presque immobiles, des qui poussent et d’autres qui grandissent, des feuillus et des poilus, avec des plumes, des ailes ou des nageoires, deux mains de cinq doigts ou des pattes griffues. Par la suite, il a probablement reproduit cela un nombre incalculable de fois sur un nombre incalculable d’autres planètes, qui pourrait le dire ?

Toujours est-il qu’il a créé la vie, et que depuis, il l’observe. La vie apporte du changement, du spectacle. Oh, un spectacle bien dérisoire, celui de millions d’êtres qui s’agitent et remuent, s’entretuent, gonflés par leur propre sentiment d’importance. Ils naissent et s’éteignent le temps d’un souffle. Et chaque fois, il les regarde. Il les regarde parce qu’ils trompent sa lassitude. Il adopte leurs formes aussi, juste pour changer. Il prend une trompe, ou des défenses, des filaments ou des crocs, une carapace ou une queue, ou parfois, des cheveux roux, un air dolent et un pull en laine rêche.

C’est long. Terriblement long. Et lent. L’ennui étire le cycle des astres comme une flaque d’eau qui s’étale, à l’infini et un peu plus. Combien de temps a-t-il passé ainsi ? Un souffle ? Des millénaires ? Difficile à dire. Tout se confond, tout se ressemble.

Il ferme les yeux. Des siècles passent. Il esquisse un geste de la main. Des millénaires s’écoulent. Pourquoi s’agitent-ils autant, tous ces êtres ? N’en ont-ils donc pas assez de bouger, de s’énerver, de gesticuler sans fin alors que la leur de fin n’est que trop rapprochée ? Ils ne connaissent pas leurs chances ces animaux et ces plantes, de pouvoir en finir, de n’avoir pas le temps de s’ennuyer, sinon durant quelques-unes de leurs minutes ou de leurs heures. Leur vie est éphémère et ils la pleurent sans comprendre la bénédiction que cela représente.

Parfois, lorsqu’il en a le courage, il prend le temps de vraiment les observer, de s’intéresser à leurs joies et leurs peines, leurs conflits et leurs guerres. Dans ces moments-là, c’est comme s’il ralentissait le temps, et il se surprendrait presque à savourer les secondes qui passent à leur manière. Il le fait en cet instant même, il observe une planète en particulier, qu’il a peuplé d’animaux différents. Une espèce parmi les autres, les humains, a pris le dessus… Enfin, cela dépend de la perspective adoptée, mais elle semble se voir comme dominante en tout cas.

Il les observe et s’interroge : ces humains se rendent-ils compte que tout cela est vain ? Qu’ils s’agitent sans que leurs mouvements aient la moindre importance ? Certaines créatures se contentent de peu de choses, elles se nourrissent, se reposent et meurent. D’autres en revanche ont des prétentions démiurges, comme ces humains qui se voient en êtres supérieurs. L’espèce humaine a l’arrogance de créer, comme lui en quelques sortes, mais sans avoir ne serait-ce qu’une once de l’étendue de sa puissance. Pourtant, il doit bien le reconnaître, de toutes ses créations, c’est cette espèce qui l’amuse le plus, qui trompe le mieux son ennui. Il se fiche de leur arrogance, de leur prétention, mais leur ingéniosité l’amuse. Alors, pour l’éprouver encore un peu plus, il lui arrive parfois de tester des choses. Il fait entrer la terre en éruption, il la fait trembler et rejaillir la roche en fusion qui la constitue, pour observer la réaction de ces êtres minuscules. Il leur apporte des maladies et des cataclysmes. Toujours, les créatures souffrent, mais s’adaptent. Cela le fascine, du moins un instant. Il se demande s’il serait capable, lui aussi de s’adapter autant. La question ne se pose pas bien sûr, il sait qu’il est seul au-dessus de tout, tout puissant et omniscient. Cette pensée vient gâcher son plaisir, puisqu’elle lui rappelle combien sa jouissance sera forcément éphémère.

Qu’ils meurent tous, puisqu’ils le peuvent ! En cela réside leur supériorité, car pour toute sa puissance, une chose lui échappe toujours : sa propre fin. Alors il contemple le tout et se désespère. Soudain, il ne veut plus de leur aspect, de cette forme à l’apparence si faible qui sied si mal à son éternité. Il se change pour ressembler à ce qu’il était dans les premiers temps de la matière, et devient à son tour ce qui s’appelle planète ou étoile, il ne sait plus très bien. Cela faisait si longtemps ! Lorsqu’il modifie son corps, un raclement cosmique se fait entendre pour qui en a la capacité, et cela dure un instant ou quelques siècles.

Mais au bout du compte, quelque chose ne va pas. Boule de lave en fusion, de roche en lévitation, le Dieu se sent mal, il se sent faible, lui qui toujours avait connu la constance de sa puissance. Soudain, c’est comme s’il ne pouvait plus maintenir la cohésion de son corps. Ses cellules se délitent, ses atomes se désagrègent, et bientôt, il le sait, il le sent, il ne pourrait plus rester à l’état de matière. Pris d’une soudaine inspiration, il décide d’interrompre son changement, de recouvrer, pour mieux se sentir, la forme qu’il revêtait juste avant, celle d’un enfant à l’aspect maladif. Pourtant, même ainsi, il se sent faible, son corps, débile, lui fait défaut. La corporalité serait-elle de trop ? Que lui arrive-t-il ? Il se sent lent, lourd et fatigué, seul sur son tapis de nuages. Mais c’est alors que le cumulus tremble, il se secoue et vacille, il crache des gerbes d’eau, froide comme le vent. Des roches de glace et de grêle volent autour de lui, il doit se baisser pour les éviter. Que lui arriverait-il s’il se faisait percuter ? Il ne sait plus ce qu’il pourrait encaisser, tout cela ne lui est jamais arrivé. Il obtient sa réponse lorsqu’un pic de glace le frappe à l’épaule et qu’il s’effondre dans la douleur. Il ne saigne pas, car ce n’est pas du sang qui coule dans ses veines, mais son corps à nouveau se délite, semble sur le point de se désagréger. Que lui arrive-t-il ? Il tousse, il crache, il grogne de douleur, il cherche à se relever, mais la souffrance le terrasse encore un peu plus.

Lui qui n’avait plus que l’énergie vide de l’ennui, il découvre celle dégénérescente de l’entropie. Alors il pense à tous ces êtres qui se battent pour survivre, qui luttent contre l’adversité, qui font tout pour ne pas périr, qui cherchent jusqu’à trouver un moyen, jusqu’à s’adapter. C’est ce qu’il doit faire lui aussi, s’adapter, accepter le changement de son corps et son élément, les nuages qui tremblent et crachent de l’eau et de la glace comme les volcans sur cette planète crachaient de la lave et de la roche lorsqu’il les réveillait.

La réalité le frappe comme une météorite gelée. Il est une créature lui aussi, une création, l’invention d’une puissance autre et autrement incommensurable. Il est cet enfant qui regarde des fourmis s’agiter lorsque la pluie inonde leur nid, sans réaliser que la pluie n’est pas naturelle, qu’elle lui est envoyée par un être divin surpuissant, trop grand pour qu’il puisse même le considérer. S’il est créature, c’est donc qu’il a un créateur.

Pour la première fois de son existence éternelle, le Dieu se met à pleurer comme un animal, comme un humain. Il ne sait pas si les filets qui creusent son visage sont des larmes de douleur ou de soulagement, de désespoir ou d’autre chose encore qu’il ne comprendrait pas. Puisqu’il n’est pas omniscient, qui sait ce qui le dépasse et ce qu’il ignore ? Qui peut encore dire qu’il est éternel et tout-puissant ? Il n’est peut-être bien qu’un enfant après tout, au corps faible et aux yeux caves. Ses côtes saillent sans doute sous son gros pull trop grand, tricoté dans une laine à l’aspect rêche. Ses cheveux, hérissés d’épis par endroit, sont roux comme un soleil couchant, et tombent en grosses mèches droites sur son visage. Qui a-t-il au-dessus de lui ? Il est peut-être un Dieu, mais il n’est qu’un enfant.


Merci à vous d’avoir lu jusqu’au bout ! Vous commencez à connaître la chanson : dites moi ce que vous pensez de mes histoires, et si vous appréciez, parlez-en autour de vous et partagez-les ! À dans deux semaines :)