Histoires comme ça

De jolis mots pour de belles histoires

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Par Thomas Weill
11 janv. · 6 mn à lire
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Le dernier matin de l'éternité

J’entends comme une voix et me réveille, mais il n’y a personne. Combien de fois ai-je vécu cet instant ? Ou l’ai-je simplement rêvé ?

Je sens, comme toujours, le parfum capiteux de l’automne, mais il s’agit d’une variation étrange du fumet terreux. Plus… aseptisé ? Peut-être. Tout autour de moi, des feuilles tombent en une pluie éparse dans le bois. Les rais de lumière orangée tirent tout droit entre les arbres, et éclairent un petit carré de mousse gorgé de rosée. C’est dans ce carré que repose mon visage. Comme la fois précédente, et celle d’avant, et celle d’encore avant, une infinité de fois. Le froid et l’humidité me sont instantanément désagréables, et je me redresse d’un coup, réflexe sempiternel. Oh, bien sûr, j’ai essayé de lutter contre lui, de ne pas me lever à l’éveil de ma conscience, d’endurer quelques instants, une minute, trois ou douze, la morsure mouillée de la mousse molle. J’ai voulu prolonger l’instant afin de voir ce qui allait se passer, si le cours des choses allait en être changé en profondeur, peut-être même assez pour me libérer. J’ai tout essayé bien sûr, pour sortir de cette boucle temporelle.

Ah, pardon, je ne l’avais pas encore précisé ? Je suis une personne prisonnière, enfermée dans quelques minutes d’une même atroce journée. Parfois, je m’imagine que je me trouve en réalité dans une boule à neige, vous savez, ce piètre simulacre de décoration qui font briller les yeux des enfants et soupirer les portefeuilles des parents. Sauf que dans mon cas, pas de neige en plastique, seules les feuilles d’automne tombent autour de moi, et la sphère en verre ne délimite pas les limites physiques de mon existence, mais ses frontières temporelles. Ce sont elles que je ne peux dépasser, quoi que j’essaie. Je me demande si cela fait de moi un enfant ou un parent, dans cette métaphore. A-t-elle seulement du sens ? Enfin… Peu importe, je m’égare. Ce n’est pas comme si j’allais pouvoir sortir de ma prison temporelle, n’est-ce pas ? Si je le pouvais, ce serait sûrement déjà fait, non ?

Et vous pouvez me croire sur parole, comme je vous le disais, j’ai tout essayé pour sortir de la boucle. Enfin, « tout »… Disons plutôt « beaucoup ». Pour parler avec un peu plus de précision, je considère que j’en suis environ aux deux tiers de l’éternité, et donc de l’infinité de ce que l’esprit humain peut imaginer dans un cas pareil pour recouvrer la liberté, ou simplement pour éviter de sombrer irrémédiablement dans la folie. À moins qu’il ne soit déjà trop tard ? Tenez, jugez plutôt : ces mots sont ceux que je me dis en pensée. J’essaie de narrer mon histoire, au cas où, par miracle, enfermer ma boucle temporelle dans une structure narrative me permettrait de m’en sortir, d’atteindre le mot fin. Oui, à trop tourner en boucle dans sa tête, on finit par faire de la métaphysique.

Mais peut-être saviez-vous déjà que vous assistiez à une tentative sans doute un peu vaine de rationalisation pour sortir de cette délicate situation ? Si je me répète, je m’excuse : l’éternité, c’est long, même lorsqu’on n’en est qu’aux deux tiers, alors on peut facilement oublier ce que l’on a déjà dit et pensé. Est-ce que c’est cela la folie ? Je l’ignore. Cela me rappelle quelque chose que j’avais lu je ne sais plus trop où, dans mon ancienne vie, celle où une journée durait vingt-quatre heures et ne se reproduisait pas : certaines personnes, semble-t-il, n’entendent pas de voix dans leur tête lorsqu’ils pensent. Inversement, si vous faites partie de ces gens-là, sachez qu’une grande majorité des êtres humains entendent une petite voix dans leur tête, lorsqu’ils lisent et réfléchissent par exemple, ou qu’ils ont une chanson dans la tête. D’un côté, c’est assez réconfortant pour moi : la voix qui narre cette histoire est la preuve d’une certaine unité de mon être. Je fais partie d’une de ces catégories humaines et pas de l’autre, et ce qui est assez rassurant sur le plan identitaire. Seulement voilà, de l’autre côté, il y a cette histoire de folie. Après tout, il est question de voix dans la tête n’est-ce pas ? J’ai beaucoup réfléchi à tout cela, et il m’est apparu que la folie pouvait prendre autant de visages qu’il existe d’humains. Ainsi, le fait que je me parle à moi-même pour éloigner la folie n’est peut-être en réalité qu’une preuve qu’elle me berce déjà depuis bien longtemps dans ses bras.

Mais bref, je disserte, je palabre, j’épilogue, mais j’en oublierais presque mon récit. C’est que, même dans une boucle temporelle, le temps s’écoule, si je n’y prends pas garde je pourrais bien passer à côté de ma journée. L’avenir appartient aux gens qui se lèvent tôt, paraît-il ; si cela est vrai, j’attends toujours le mien. Enfin bref, je me comprends. Où en étais-je déjà ? Ah oui, le réveil désagréable.

Mon corps, lentement, se débloque. Mes membres sont gourds, transis d’avoir passé j’ignore combien de temps sur le sol dur et noueux de la forêt, à baigner dans la froideur de la rosée. À quelques pas devant moi, un bouquet de champignons bruns et piquetés de blanc se dresse fièrement, indifférent à ma détresse. Avant que vous ne demandiez, ils ont un goût âcre, qui vous rappe la langue, assez peu intéressant, mais mangeable, à ma connaissance. En tout cas, s’ils ne sont pas comestibles, ils ne sont pas non plus mortels rapidement. J’ai essayé.

Mes paupières sont encore un peu alourdies de sommeil tandis que je regarde autour de moi la nature. Je lève mon bras droit pour me frotter les orbites, avant d’offrir un baptême de l’air d’une pichenette machinale à l’araignée qui accompagne chacun de mes réveils de ses chatouilles à huit pattes sur mon poignet. Dans mon esprit, je l’imagine hurler de terreur, et immédiatement, je m’en veux de mon geste cruel. Je reste en appui sur mon bras gauche, et remarque pour la énième fois la colonie de fourmis qui, déjà, a adapté sa chaîne de travail aux éléments déplacés par mon réveil. En file indienne, bien que j’ignore ce que les Indiens ou les Premières Nations ont à voir dans tout cela, elles contournent mes doigts et poursuivent leur chemin en toute insouciance. Le froissement d’ailes que j’attendais me fait lever la tête en direction de la perdrix qui prend son envol à cet instant avec son étonnant pépiement, qui m’évoque un bip électronique. Je l’entends mal en réalité, entre les bruits de la forêt, le vent dans les branches, cet étrange crépitement lointain, et le bourdonnement de quelque insecte n’ayant pas appris la fin de l’été. J’ai décidé qu’il s’agissait d’une perdrix, et qu’une perdrix, cela pépie, mais en réalité je n’en sais rien. La grande majorité de mes connaissances aviaires provient de l’assiette.

Le décollage de l’oiseau s’accompagne de la chute d’une ribambelle de feuilles dont une plus téméraire que les autres vient caresser mon front en tombant. Je prends une grande inspiration afin d’emplir mon nez du parfum terreux de l’automne, mais il m’évoque à présent l’odeur écœurante de ces sapins en papier, vous savez ? Ceux que l’on accroche au rétroviseur de sa voiture. Je relâche mon souffle tout d’un coup, en toussant un peu. Comme à chaque fois.

Si je vous explique tout cela, ce n’est pas anodin. Pendant mon tout premier tiers d’éternité, du moins lorsque je prêtais attention à ce genre de choses, chaque nouvelle matinée semblable m’apportait un nouveau détail sur mon environnement direct, une image, une odeur, une sensation. Quand tout autour de soi se mêle en une toile connue sur le bout des doigts, on finit par remarquer un tas d’autres éléments qui en temps normal ne se fraieraient même pas un chemin jusqu’à sa conscience. Est-ce pour cela que je me montre si prodigue en détails ? Pour être tout à fait honnête, sans doute pas. J’ose à peine le dire tant cela va vous paraître absurde, seulement voilà, les choses sont ce qu’elles sont : je cherche à gagner du temps. Oui, vous ne rêvez pas, je viens réellement de dire que même si mon temps se poursuit en boucle à l’infini, j’en manque. Voyez-vous, pour désagréable que soit mon réveil, pour déroutant, déstabilisant et étrange qu’il soit — car je vous prie de croire que lorsque je n’ai pas cette fâcheuse habitude de revivre à l’infinie la même journée, je fais plutôt partie de ces gens qui dorment dans un lit —, ce n’est rien à comparer de ce qui suit.

Pourtant je me lève. Parce que je sais que je n’ai pas vraiment le choix. Je me redresse, cillant malgré moi lorsque mes jambes ankylosées reprennent du service de mauvaise grâce. Ma hanche, comme d’habitude, me tirerait presque un cri si je ne m’étais pas attendu à sa vicieuse morsure de douleur. Je mets un pied devant l’autre en boitant sur ce chemin que je connais par cœur : ici, j’esquive une racine qui dépasse traitreusement du sol, là, je pose le pied sur un tapis de feuilles mortes qui aurait amorti ma chute si je n’avais pas fait attention à la racine quelques pas plus tôt. Je me baisse pour éviter la branche qui se tend à hauteur de mon front, je me décale pour éviter de me tordre la cheville dans le trou creusé dans le sol. Encore quelques pas, et ma présence déclenche la fuite d’un écureuil, qui saute de branche en branche tel un éclair roux jusqu’à disparaître. J’exécute une danse des milliers de fois répétés et mon corps se meut presque indépendamment de ma volonté, pourtant mon souffle s’accélère sous le coup de l’anticipation morbide de ce qui va suivre. Pour retarder encore un peu le moment fatidique, j’essaie de ne pas voir toutes ces traces qui n’ont sans doute rien à faire là : les morceaux de métal et de verre, la terre retournée, labourée par la carcasse, mais cela devient de plus en plus difficile d’ignorer l’évidence à mesure que je m’approche.

L’odeur épicée du bois devient plus intense et plus âcre, signe que le feu a commencé à prendre. Par moment, elle clignote, cette odeur, je ne sais pas comment l’exprimer autrement. Elle se mue en autre chose, comme une odeur rance qui se mêle à celle l’incendie, puis revient, comme si j’oscillais entre deux mondes. J’accélère, réprimant un accès de toux. Je ne vois pas encore la fumée, mais déjà mes yeux me piquent, me brûlent, s’embuent, et je la sens tout autour de moi, sur moi, même, et je ne sais plus dire si c’est parce qu’elle m’environne ou si c’est de moi qu’elle provient. Une bourrasque me jette une bouffée d’air chaud à la figure, et je poursuis mon avancée. Une première larme commence à couler, puis une autre, et elles deviennent torrent. Ce n’est pas uniquement la fumée qui veut ça bien sûr. Je le sais. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard, je me dis, comme si je ne savais pas déjà que c’était le cas.

Une nouvelle quinte de toux me prend, et cette fois-ci, je ne peux pas m’empêcher de cracher. J’essaie de calmer ma respiration, elle se saccade, elle s’interrompt, elle s’accélère et je suffoque. Mon cœur s’en va battre jusque dans mes tempes et revient. Je trottine désormais, connaissant trop bien le terrain pour réellement courir le moindre risque de trébucher même si je ne vois plus rien. Ma gorge se serre. Mes poumons se serrent. Mon cœur aussi, tout mon corps se contracte et se comprime.

Et je vois sa main.

Je l’aperçois à travers un filet de larme. Sa paume blanche est ouverte vers l’infinité du ciel, une seule goutte vermeille plantée en son centre. Si je m’avance, je verrai le reste de son corps. Je verrai ses os jaillir de leur gaine de peau et de muscles. Je verrai son visage maculé de boue et de sang, ses traits déformés en un rictus de peur et de douleur. Je verrai ses yeux vides et accusateurs se porter sur moi, me clouer sur place et me juger. Ce sont eux qui me maintiennent ici dans cet enfer. Leur absence de vie. Ils ont la couleur de l’automne. Quand ils me fixent, je me fige. Comme à chaque fois. Je m’en souviens désormais. Je refuse d’entendre ces voix qui me parlent, le rythme monotone des moniteurs cardiaques, ces mains qui me touchent, qui soulèvent mes paupières, ces câbles qui désormais sortent de mes veines, pour m’apporter ce dont j’ai besoin pour survivre. Comme chaque fois, je ferme mes sens au vrai parce que le vrai me fait trop mal. Je me perds dans l’automne de ses yeux, et dans l’incendie qui se propage. Bientôt, je vais sombrer et recommencer, je le sais, mais je n’y peux rien. Comme à chaque fois. Avant que la conscience à nouveau ne me fuie comme de la brume entre les doigts, je prononce à voix haute ces quelques mots, cette rengaine rassurante, cette promesse faite à moi-même et au cosmos, qu’il me suffit de dire pour que j’y croie :

« Demain sera le dernier matin de mon éternité. »

De toutes mes forces, je l’espère. Mais serai-je un jour libre de mon cauchemar ?


Merci d’avoir lu cette nouvelle histoire ! Je suis désolé pour celles et ceux qui, comme moi, sont encore un peu dans le déni de la fin de l’été, celle-ci est définitivement automnale. J’espère qu’elle vous aura plu, n’hésitez pas à me le dire si c’est le cas, et à la partager autour de vous. Bonne semaine !

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