Histoires comme ça

De jolis mots pour de belles histoires

image_author_Thomas_Weill
Par Thomas Weill
29 août · 7 mn à lire
Partager cet article :

Un conte pour ceux qui avaient oublié d’aimer (partie 1/2)

« L’histoire que je vais vous conter est une histoire humaine avant tout. Une simple histoire de vie, avec tout ce qu’elle a de sombre de triste et d’absurde. Mais il me paraît nécessaire que vous l’entendiez enfin. L’histoire que je vais vous conter est celle d’une enfant, et cette histoire est triste à pleurer.

La petite, une fille de douze ans environ, habitait une grande maison vide au milieu de la ville, une bâtisse ancienne, impressionnante et sombre, qu’elle ne quittait guère que pour aller à l’école. Ses parents, des scientifiques renommés, dirigeaient leur propre laboratoire de neurologie. Ils étudiaient la manière dont les ondes sonores se changeaient en signaux électriques, et voyageaient de synapse en synapse, de neurone en neurone. Ils poursuivaient un noble but : ils entendaient trouver un moyen de guérir certaines maladies qui parfois affectent les humains, en particulier les syndromes de dégénérescence cérébrale et auditive. Un bien noble but… peut être un peu trop. Car pour l’atteindre, tous deux pouvaient se montrer prêts à sacrifier ce qu’il y avait de plus important, ce qu’ils pensaient avoir de plus cher : leur fille.

Ils n’avaient pas toujours été ainsi. Des années auparavant, leur enfant avait été leur nuit et leur jour, leur aube et leur crépuscule. Tous les soirs avant qu’elle ne s’endorme, ils se penchaient tour à tour à son chevet, pour lui raconter des contes et des histoires, et tous les trois se mettaient ensemble à rêver. Mais la vie réserve parfois bien des surprises. La grand-mère de la petite tomba malade, son cerveau était touché. Ils l’aimaient tous trois tendrement, et eurent le cœur brisé quand un médecin leur apprit qu’elle ne pouvait être soignée : son encéphale dégénérait comme de la neige qui fond, et bientôt la vieille femme mourut sans le comprendre, laissant derrière elle un fils désespéré, une belle-fille accablée, et une petite-fille bien jeune pour être déjà confrontée à la mort. Ce fut cet événement, plus que tout autre, qui poussa le couple dans les bras de la science, et hors de la chambre de leur enfant. La petite troqua les histoires du soir pour la lecture et le théâtre, cherchant à ignorer que son cœur déjà saignait, et la vie de cette famille reprit son cours avec un nouveau rythme et moins de chaleur. Désormais, quand ils rentraient le soir, les parents trouvaient la petite endormie, roulée en boule dans un fauteuil comme un chien au pied d’une cheminée. Ils cherchaient à se convaincre qu’ils l’aimaient plus que tout, mais que leur travail devait la précéder. Pour sauver des vies se disaient-ils, alors ils continuaient.

L’un de ces soirs, quand la petite, encore groggy leur demanda s’ils pourraient venir à son spectacle de théâtre, ils lui répondirent on verra, mais elle entendit sans doute pas. Elle leur demanda pourquoi, et ils répondirent qu’ils devaient assister à une réunion importante ce soir-là, mais qu’ils feraient de leur mieux. Elle entendit qu’ils avaient mieux à faire, et qu’ils ne viendraient pas. Ce n’étaient pas de mauvaises gens, ils avaient simplement oublié ce qu’était l’amour.

Elle comprendra lorsqu’elle sera plus grande, ils se disaient pour se rassurer. Elle comprendra.

Son esprit comprendrait peut-être, mais jamais son cœur, jamais son corps. La petite faisait peine à voir. Malingre, elle se dressait moins haut sur ses jambes chétives que tous les autres enfants de son âge. En quelque sorte, c’était comme si sa solitude, mère d’une souffrance psychique qu’elle gardait en elle comme le plus précieux des secrets, l’empêchait de grandir, mais se nourrissait plutôt de sa vitalité d’enfant. Il aurait paru clair à n’importe qui qu’elle dépérissait de solitude et de désespoir, mais cela, ses parents ne le voyaient point, obnubilés qu’ils restaient jour après jour par leur travail. Comment des gens aussi visionnaires pouvaient-ils rester aveugles à la plus nue des vérités, l’histoire ne le dit pas.

Ensemble, ils avaient élaboré une machine révolutionnaire, semblable à un casque de métal et d’acier, capable de décoder ce qui se passait exactement dans le cerveau à chaque instant. Une machine à lire dans les pensées en quelque sorte. Du moins en théorie, car l’appareil, pour une raison qui leur échappait, dysfonctionnait à chaque nouvelle tentative de le mettre en marche. Quand ils se le passaient sur la tête tour à tour, ils voyaient leurs ordinateurs enregistrer des millions et des millions de données, mais jamais ils ne parvenaient ensuite à les retrouver et à les analyser, comme si elles restaient stockées dans une mémoire cachée. En conséquence, ils passaient le plus clair de leur temps à le perfectionner, dans l’espoir d’un jour parvenir à comprendre ce qui l’empêchait de fonctionner correctement, et de pouvoir l’utiliser pour soigner des gens.

Un jour qu’ils travaillaient comme à leur habitude, ils reçurent un appel de l’école à leur laboratoire. Pour une raison inconnue, la petite, qui avait refusé de se nourrir au repas du midi, avait réussi à s’enfermer dans une salle de classe et à empêcher quiconque d’y rentrer. Elle négociait sa reddition à la manière d’un preneur d’otage, exigeant la venue de ses parents en échange de la libération de la salle, de ses livres et ses bureaux. Agacés par le caprice, mais mus par un fort sens du devoir, ils décidèrent que l’un d’entre eux se rendrait à l’école pour rassurer l’enfant, tandis que l’autre poursuivrait son labeur. La colère au ventre, le père traversa donc la ville jusqu’à l’école, pour se faire accueillir par une horde d’enseignants inquiets. Ils le conduisirent vers une petite porte en bois tout au bout d’un couloir. Des rangées d’enfants encadraient son chemin, lui jetant regards curieux et œillades insolentes.

Arrivé près de la porte, il leva le poing, frappa le bois à plusieurs reprises, prit sa voix sévère et intima à la jeune fille de sortir. Aucune réponse ne lui parvint, pas plus à la première qu’à la dixième tentative. Sa colère montait en lui, et, soudain furieux, il se retourna vers la foule assemblée dans son dos et leur ordonna de déguerpir. Les professeurs, outrés du ton employé, obéirent néanmoins, conscients que leur meilleure chance de clore l’incident se trouvait dans l’intimité d’un père et de sa fille.

Bientôt, il put entendre les bruits de pas décroître. Le silence revint, et avec lui, le père se calma. Pour tout son aveuglement, il ne savait pas se montrer cruel. Avec une patience et une douceur, empruntées au passé, il entreprit de convaincre sa fille de lui revenir, d’ouvrir la porte et d’accepter de partir.

D’accord, finit par dire la petite, mais promets-moi d’abord toi et Maman viendrez à mon spectacle de théâtre la semaine prochaine.

Son père soupira un peu, hésita, puis il accepta. Promis ?, elle dit de sa petite voix. Juré, il répondit en soufflant. Alors elle déverrouilla la porte, le cœur gonflé d’espoir, essuya ses larmes et s’engouffra dans les bras de son père qui lui tapota la tête maladroitement. Ensemble, ils rentrèrent, et ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, les deux parents restèrent au chevet de l’enfant, et lui racontèrent une histoire, comme avant, quand passer du temps avec elle leur paraissait encore important.

Les jours passèrent, et chaque matin, alors qu’elle avançait seule sur le chemin de l’école, son visage s’illuminait un peu plus d’un grand sourire d’espoir. Durant une semaine, ce sourire l’accompagna, et le grand soir arriva. Grisée d’excitation, d’un soupçon de peur et de beaucoup de joie, la petite monta sur scène et parcourut la salle sombre de ses yeux bruns. Elle eut beau dévisager les spectateurs et fixer les spectatrices, ses yeux ne reconnurent aucun visage familier. Son cœur sombra, car elle comprit alors que ses parents l’avaient oubliée. Sa diction devint hachée, elle se mélangea dans son texte. Sa voix se mit à chevroter, elle perdit le fil de ses phrases, puis finit par se taire et rester droite et raide, catatonique dans la lumière des projecteurs. Un flottement parcourut l’assemblée. La petite se sentait faible, sèche comme du bois mort. Ses jambes se mirent à flageoler et elle s’effondra sur scène sans plus de bruit qu’une poupée de chiffon qui tombe au sol.

Elle se réveilla un peu plus tard dans l’infirmerie de l’école. Seule. Elle apprit par la suite que ses parents n’avaient pas répondu aux appels de l’école, pas avant d’être rentrés chez eux et d’avoir trouvé la maison vide. Après leur réunion, ils avaient eu une idée pour leur machine et s’étaient précipités dans leur laboratoire, oubliant leur promesse et leur fille. Quand ils vinrent finalement la chercher, le front soucieux et la bouche désolée, elle ne dit rien. Ils lui préparèrent un bon repas et la cajolèrent, mais à peine enfourna-t-elle une seule bouchée. Elle reconnaissait désormais le mensonge dans l’affection de ses parents, une histoire qu’ils lui racontaient sans plus y croire.

Le lendemain, lorsqu’elle les entendit partir aux premières heures, elle se leva de sa couche pour se lover dans le lit de ses parents, à la recherche de leur odeur, en quête de leur chaleur. Là, elle resta des heures durant, s’oubliant chaque instant un peu plus, se plongeant toujours plus loin dans une torpeur sombre et froide. Malgré la couette épaisse qui recouvrait son petit corps frêle, elle se mit à trembler, à grelotter de froid et de solitude. Sa conscience se mit à lui échapper, par lambeaux d’espoirs déçus, et elle s’enfonça dans un délire fiévreux dont elle savait au fond d’elle-même qu’elle ne réchapperait pas.

Quand ses parents revinrent le soir, ils la trouvèrent là, dans leur lit, drapée dans l’inconscience et la sueur. Ils avaient beau lui parler, l’appeler, lui caresser le front, elle ne répondait pas, elle ne pouvait pas les entendre. Désemparés, ils prirent leur fille dans les bras, la berçant avec l’intensité de la peur. Elle ne se réveilla pas. Alors ils ramassèrent son petit corps endormi, la portèrent avec une douceur inhabituelle, et l’amenèrent à l’hôpital pour soumettre son cas aux soignants affairés. Tous les spécialistes de la ville se penchèrent au chevet de l’enfant. En vain. Personne ne comprit jamais son état, son immuable inconscience. Personne ne réalisait que l’on pouvait mourir d’avoir le cœur brisé.

Après plusieurs semaines incertaines, l’un de leurs médecins leur annonça la nouvelle : ils avaient tout essayé et n’y pouvait rien, la vie s’enfuyait de l’enfant. Alors, ils se tournèrent l’un vers l’autre et se comprirent d’un seul regard : ils allaient utiliser leur machine pour essayer de guérir leur fille.

Ils attendirent le soir que les soignants quittent l’hôpital, quand le soleil disparaît derrière les toits, et en cachette ils firent venir un ordinateur et leur machine, simple casque de métal et d’acier hérissé d’électrodes. Tous deux savaient qu’ils ne pouvaient avoir que peu d’espoir, que leur machine n’avait jamais vraiment fonctionné auparavant. Pourtant, de l’espoir ils en avaient, car il ne leur restait que cela et la culpabilité de n’avoir su faire mieux en tant que parents.

Alors dans le silence du soir, ils soulevèrent le petit crâne inconscient, et le ceignirent de leur étrange création. Il se passa un instant suspendu, un souffle, sans que ni l’enfant ni la machine ne réagisse. Juste un souffle. Puis de la gorge de la petite sortit un gémissement plaintif, un cri de peur et de douleur qui résonna entre les murs. Les ampoules au plafond, leurs téléphones, jusqu’au moniteur qui mesurait le pouls de la petite, tout ce qui fonctionnait à l’électricité explosa de lumière, le temps d’un battement de cœur d’une clarté aveuglante, puis tout s’éteignit, laissant la famille éplorée dans le noir de la nuit et de l’incertitude. »

La voix de la conteuse se suspendit avec grâce, juste un peu rauque d’avoir tant parlé, et c’était comme si l’écho de ses paroles flottait encore autour d’elle. Face à elle, prostrés au sol, leurs corps meurtris par la privation, des humains, décharnés et en haillons. Ils semblaient vidés de leur substance, et regardaient la conteuse avec des yeux assoiffés, voraces. Un moment, elle les observa tandis que ses mots accomplissaient leur magie. Elle vit leurs membres se détendre, leurs charpentes alanguies retomber en arrière, dans la douce quiétude de son récit. Eux sentaient l’histoire se poser en eux comme une caresse. Ils eurent soudain l’impression que leurs corps ne pesaient plus rien, quelques mots sur un papier, juste un nuage. Le temps coulait sur eux comme l’eau de la plus douce des cascades, les lavant mot après mot, goutte après goutte, de tout ce que leur existence comportait de tristesses et de peines. Pendant un instant éternel, ils oublièrent qui ils étaient, leur manque et leur souffrance. Il leur sembla remonter les années jusqu’au ventre de leurs mères, où tout restait encore possible, et ils s’oublièrent là, dans la chaude bienveillance amniotique.

Puis leur sérénité reflua, marée de tendresse qui se retire comme oublie un souvenir lointain. D’un coup, ils eurent froid, chaud aussi, la peau leur grattant la chair comme un textile rêche et sale. Ils se réveillèrent, boules de chair et de sang, faméliques et désorientés. Un frisson remonta le long de leurs échines, puis ils délièrent leurs corps dégingandés, une grimace plaquée sur le visage. Un sanglot monta dans la poitrine de l’un d’entre eux et lui échappa, comme chaque fois qu’il se réveillait. La conteuse se tourna alors vers lui, un sourire velouté sur ses lèvres fines.

« Encore, s’il te plaît, encore une histoire… »

Pendant un moment, il continua de susurrer ses suppliques, sans même comprendre s’il obtenait une réponse. Souvent, leurs besoins, leurs envies et leurs manques débordaient d’eux ainsi, en murmures confus et urgents, comme des drogués en manque qui tremblent et geignent en attendant la prochaine dose.

Avec une tendresse infinie, la conteuse lui prit la main, en caressa le dos, et secoua la tête avec lenteur.

« Pas tout de suite, je suis désolée.

— L’histoire n’est pas finie, tu m’en dois encore !

— Vous en avez eu assez pour l’instant. Lorsque j’en raconte trop, vous vous perdez en vous-mêmes.

— Dis-moi la fin alors, juste la fin !

— La prochaine fois. »


Merci d’avoir lu cette nouvelle histoire ! J’ai pris un léger risque pour celle-là : elle est en deux parties, et je sais ce qu’il va se passer dans le prochain épisode, mais je ne l’ai pas encore écrit, contrairement aux autres fois où j’ai publié une histoire plus longue. Plus de marche arrière possible donc, il me faudra m’en tenir à ce que j’ai écrit sans pourchasser de nouvelles idées qui auraient peut-être été meilleures ! J’espère en tout cas que cela vous a plu, et que même si vous ne vous retrouvez pas comme des drogué·es en manque, vous attendrez la suite avec impatience ! Comme d’habitude, n’hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensez, et à en parler autour de vous si vous pensez que vos proches peuvent aimer. À dans deux semaines !

Vous n’avez pas encore lu le précédent épisode ? Rendez-vous ici !

Vous pouvez aussi vous procurer mon roman ici, et me retrouver sur Instagram et sur Facebook.