Histoires comme ça

De jolis mots pour de belles histoires

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Par Thomas Weill
21 janv. · 6 mn à lire
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Necro-police

« Hop hop hop ! On s’arrête tout de suite là. Police ! — Necro-police Patrick, n’oublie pas. — Oui, pardon, necro-police ! Papiers s’il vous plaît !

Une information importante — que dis-je, importante… — une information capitale vous attend après cette histoire ! Non, sans rire, cela concerne l’avenir de cette newsletter, donc n’oubliez pas de tout lire.

« Hop hop hop ! On s’arrête tout de suite là. Police !

— Necro-police Patrick, n’oublie pas.

— Oui, pardon, necro-police ! Papiers s’il vous plaît !

— Papiers ? Vous vous foutez de moi ?

— Patrick, tu te souviens ? On en a parlé, tu peux pas aller voir les gens comme ça en leur demandant leurs papiers, ils n’en auront pas.

— Et pourquoi pas ? C’est illégal je vous signale ça !

— C’est illégal pour les humains vivants, mais pas pour les fantômes. Tu te souviens que tu es un fantôme toi aussi ?

— Ah oui, c’est vrai.

— Excusez-le hein, ça fait pas très longtemps.

— Oh un nouveau-mort, comme c’est mignon ! Comment c’est arrivé ?

— Il était flic de son vivant, et… Vous allez rire : il s’est étouffé avec un beignet !

Vous avez déjà vu un fantôme rire ? Probablement pas. Vous n’avez sans doute même jamais vu de fantôme, j’imagine. Bon. Imaginez un humain normal, mais qui aurait perdu toutes ses couleurs. Pas simplement blême, ou même en noir et blanc, non. Plutôt… Délavé, voilà, c’est le mot. Comme ces morceaux de bois flottés qui perdent leur marron parce qu’ils sont poncés par le sable, les vagues et le soleil. Non seulement les fantômes renvoient cette impression, mais leur peau est bizarrement translucide. Attention, pas transparente ! On ne voit pas à travers, mais ils laissent passer la lumière, en gros. Et lorsqu’ils rient, l’impression devient plus étrange encore. Un fantôme hilare va avoir tendance à se brouiller, ses contours vont devenir flous, en mal de mise au point, on aura l’impression qu’il est agité par une espèce de tremblement supersonique qui fait que même les traits de son visage vont se confondre, se mélanger comme de la peinture qui coule.

« Oui, bon, c’est pas la peine de vous esclaffer comme ça hein. »

Ça, c’est Patrick, l’air revêche bien ancré sur sa face de nouveau-mort.

« Pardon, pardon, mais vous avouerez que c’est ironique », répond la fantôme interpellée en essuyant une larme imaginaire au coin de son œil. Certains réflexes ne se perdent jamais, même pour les fantômes un peu plus anciens.

« On peut savoir ce que vous étiez en train de faire ?

— Oh ça ? Je hante mon ex.

— Quoi ?

— Comme je vous dis, je hante mon ex ! Enfin, je dis mon ex… Je devrais dire mon veuf parce que techniquement, on était encore ensemble quand je suis morte, mais comme j’ai eu une crise cardiaque en le surprenant avec une autre femme, cette histoire aurait pas fait long feu si vous voyez ce que je veux dire. Bref, depuis, je le hante à chaque fois qu’il se dessape devant quelqu’un, ça les fait fuir. Haha ! Vous auriez vu sa tête l’autre jour ! Il croit qu’il devient dingue !

— Vous savez que la peine encourue pour harcèlement moral peut aller jusqu’à dix ans de prison et 150 000 € d’amende ? »

Patrick, toujours en plein dans son rôle de nouveau-mort qui pense encore comme un humain. Comme si le fait de hanter son ex pouvait envoyer un fantôme en prison. D’ailleurs son acolyte le rappelle à l’ordre.

« Non Patrick, c’est pour les vivants ça, tu te rappelles ?

— Ah oui, c’est vrai. Bon, mais n’empêche, c’est pas bien joli tout ça, tu me l’emmènes au poste !

— Patrick, tu sais bien qu’il n’y a pas de poste non plus… »

C’est dit avec une telle douceur que le Patrick, il en est tout troublé.

« Ah oui, c’est vrai, il bredouille encore.

— Allez, laisse la gentille fantôme tranquille Patrick.

— Je sais pas si j’aurais dit gentille. Prison ou pas, c’est quand même du harcèlement ! Vous pensez qu’il aurait fait pareil à votre place ?

— Roh ça va le nouveau-mort. À ma place il aurait pas eu de crise cardiaque parce que je l’aurais jamais trompé ! »

Là-dessus, la fantôme interpellée pivote sur elle-même, passe à travers son ex, puis à travers un mur, et finit par disparaître, vexée. Patrick la regarde faire avec des billes grandes comme des soucoupes. Les nouveaux-morts ont souvent tendance à oublier comment se passent les choses ici. En apprenant qu’ils sont décédés, certains en font même des crises cardiaques. Ce qui ne rime à rien, on est bien d’accord, mais c’est la seule manière que trouve leur esprit pour faire face à la réalité. Ils s’agrippent la poitrine gauche comme s’ils avaient encore un corps, le visage tordu en une grimace de frayeur, et ils regardent autour d’eux avec des yeux exorbités en ouvrant et fermant la bouche comme un poisson. Généralement au bout d’une minute ou deux ils finissent par abandonner quand ils se rendent compte qu’il ne se passe rien, mais certains vont même jusqu’à tomber à la renverse. Patrick, lui, c’est ce qu’on appelle un nouveau-mort amnésique. Il oublie constamment qu’il est passé de vivant à plus tant que ça, et il fait tout comme si le cours des choses avait continué sans interruption.

« Ça va Patrick ?

— Oui, oui, c’est juste que…

— T’avais oublié qu’on pouvait passer à travers les murs, pas vrai ?

— Je… Oui, j’avais oublié. »

Il le soupire plus qu’il ne le dit, avant de passer sa main sur sa face de fantôme.

« Allez, ne t’inquiète pas va, c’est normal, ça m’arrivait tout le temps moi aussi au début, tu vas t’y faire. Allez tiens, est-ce que tu te souviens les cinq interdits des fantômes ? »

Patrick regarde son acolyte avec un air tout hébété, puis il finit par répondre.

« Tuer des gens ?

— Oui, tout à fait, on n’a pas le droit de provoquer la mort des vivants pour qu’ils nous rejoignent ou par vengeance. Est-ce que tu vois autre chose ?

— Les… Les blesser ?

— Tout à fait, c’est bien, Patrick, c’est bien.

— Mais je ne comprends pas. Hanter son ex pour l’empêcher de s’envoyer en l’air, ça on a le droit ?

— Alors non, pas vraiment, mais ce n’est pas comme si elle le hantait dans sa voiture, quand il risquerait d’avoir un accident en voyant un objet bouger tout seul, ou en croyant l’apercevoir du coin de l’œil. Disons que tant qu’il n’y a pas de risque physique pour le vivant, c’est toléré tant que ça ne dure pas trop longtemps.

— Mais on n’aurait pas dû la laisser partir alors ! On aurait dû l’arrêter !

— On a… euh… On a envoyé une autre équipe pour l’intercepter de l’autre côté du mur, tu t’en souviens ? »

Ah, si fantôme pouvait rougir… Mais ce mensonge a un sens, une utilité publique même, vous allez voir.

« Hum, bref, est-ce que tu te rappelles des autres règles ?

— Je… Non… »

Il a une mine toute triste le pauvre Patrick, à la fois confus et honteux, dépité comme s’il venait tout juste d’apprendre qu’il venait de perdre la vie. C’est un peu le cas d’ailleurs, il est forcé de s’en souvenir régulièrement jusqu’à ce que ça rentre, c’est triste à vous fendre une pierre tombale.

« C’est pas grave ça, ne t’inquiète pas, je vais te les rappeler. On ne révèle pas l’existence de l’après-vie aux vivants, on ne cherche pas à communiquer avec eux sauf dans les premiers temps de sa mort, et uniquement pour apprendre à mieux l’accepter.

— Mais hanter quelqu’un…

— Voyons, cette femme est morte en découvrant que son mari la tromper, le hanter c’est précisément ce qui lui permet d’accepter tout cela !

— Ah, oui. D’accord…

— Bon, et la dernière règle, Patrick, tu t’en souviens ? Non ? On oublie…

— On oublie…

— On oublie la notion de…

— De…

— On oublie la notion d’argent, c’est idiot et ça ne sert à rien. »

Parenthèse : cela fait des milliers et des milliers d’années qu’il y a des morts, les règles ont été édictées à une époque très largement précapitaliste, et franchement, la société fantomatique ne s’en portait pas plus mal. La cinquième loi fantomatique a été ajoutée très récemment à l’échelle humaine, après le krach boursier de 1929, pour aider les nouveaux-morts de l’époque à se remettre d’avoir perdu toutes leurs économies, mais elle ne fait qu’entériner un état de fait.

« Tu vas pouvoir te rappeler de tout ça tu penses ? Oui ? Bravo Patrick ! Tu fais une belle addition à la necro-police, bravo ! »

Ce qu’il faut sans doute préciser c’est qu’il n’y a pas vraiment de necro-police. En fait, les fantômes sont globalement livrés à eux-mêmes. À l’exception des cinq règles, ça, c’est vrai. Mais il y a tellement peu de règles justement et tellement beaucoup de fantômes dans l’après-vie que même lorsqu’un imbécile à l’esprit d’aventure qui vient d’arriver croit qu’il peut les contourner et mettre en place un business ou se venger d’un vivant, il tombera forcément sur un autre fantôme avec un peu plus de bouteille de l’au-delà qui fera en sorte de l’arrêter. Ça peut paraître idiot comme mode de fonctionnement quand on connaît les manières d’être des humains, mais si tout le monde est susceptible de faire respecter les règles, sans peur d’être blessé, il y a tout de suite beaucoup moins de gens pour chercher à les enfreindre, la voilà la necro-police. Et puis les morts sont globalement moins soumis à des émotions fortes comme les humains. La vexation ne dure qu’un temps, la colère n’arrive jamais vraiment, donc les crimes commis sous le coup de la fureur par exemple, on oublie. Le vrai danger, ce sont les nouveaux-morts, et surtout ceux qui, comme Patrick, ont tendance à oublier qu’ils le sont. Alors pour éviter qu’ils ne fassent du mal aux vivants sans le faire exprès, certaines bonnes âmes acceptent de les accompagner pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’ils finissent par réaliser qu’ils sont des fantômes. Et c’est pour ça que l’acolyte de Patrick lui a menti tout à l’heure. L’esprit d’un nouveau-mort tourne en boucle, il revient toujours à des logiques de vivant. Pour le faire décrocher de ses manières de penser, il est parfois plus simple de proférer des petits mensonges innocents afin d’éviter un réveil émotionnel comme on dit, c’est-à-dire qu’ils s’énervent, en gros. Et on invente des néologismes comme necro-police, des rôles et des fonctions, parce que ça a un petit côté rassurant et qu’en même temps ça permet aux nouveaux-venus d’accepter les choses en douceur. Ce n’est pas la police, mais la necro-police, vous voyez, ce n’est pas tout à fait pareil, et les nouveaux-morts sont sensibles à ça, ils apprennent petit à petit. C’est necro-logique, excusez le calembour.

Ah, on dirait qu’il va se passer quelque chose, l’acolyte de Patrick se retourne brusquement. Ses yeux ont quelque chose de particulièrement perçant, comme s’ils pouvaient vous sonder l’âme.

« Dites, excusez-moi. »

Personne ne répond, pas un fantôme à l’horizon.

« Vous là, qui venez de dire, "personne ne répond, pas un fantôme à l’horizon" et qui monologuez depuis tout à l’heure au sujet de la société fantôme. C’est à vous que je parle. »

Qui ça… m… Moi ?

« Oui vous, vous êtes tout seul ici ? »

Eh bien… C’est-à-dire que… Je suis en train d’écrire une histoire, je suis un écrivain vous voyez. D’ailleurs c’est la première fois que l’un de mes personnages s’adresse à moi comme ça.

« Je comprends. J’ai un ami necro-auteur vous savez ? Il lui est arrivé la même chose à son arrivée ici. Vous devriez me suivre, je pourrais vous le présenter. »

C’est dit avec une telle douceur, dans la voix, dans le regard aussi, que j’en suis complètement troublé. Je finis par m’approcher. Après tout pourquoi pas, ça peut être intéressant de rencontrer un autre auteur…

« Necro-auteur, n’oubliez pas ! »

Oui pardon, un autre necro-auteur je veux dire. Je vous suis. Ce qu’on ne serait pas prêt à faire pour une bonne histoire…


IMPORTANT : ne partez pas trop vite, j’ai une information importante à vous communiquer. Certaines et certains d’entre vous le savent déjà, mais j’ai décidé de suspendre cette newsletter. Je vous expliquerai plus en détail mes raisons dans le prochain et dernier numéro, mais à compter du 30 janvier, date de publication de ce fameux ultime épisode d’« Histoires comme ça », vous ne recevrez plus de nouvelle histoire dans votre boîte mail tous les quinze jours. Comme je n’exclue pas de vous envoyer une petite histoire ponctuellement, ou de vous tenir au courant si j’ai une information importante à vous transmettre (une nouvelle sortie par exemple), je vous invite à rester abonné·e pour ne rien louper.

Bref voilà pour l’information du jour. Merci d’avoir lu cette histoire jusqu’au bout, et toutes les autres, j’espère que cela vous aura plu ! J’ai lu récemment “Du thé pour les fantômes“, de Chris Vuklisevic, une belle histoire de famille, avec deux sœurs et des fantômes. Il se peut que la douce et poétique ambiance fantomatique qui y règne m’ait inspiré cette nouvelle, donc merci à elle pour son beau roman. Si vous aimez les histoires de fantôme, je vous conseille de le lire, il est super !

Sur ce, et pour la dernière fois, je vous dis à dans quinze jours !

Vous n’avez pas encore lu le précédent épisode ? Rendez-vous ici !

Vous pouvez aussi vous procurer mon roman ici, et me retrouver sur Instagram et sur Facebook.