L'ermite

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Histoires comme ça
11 min ⋅ 20/12/2022

Des gouttes de sang dans un mouchoir. Sa maladie progressait. Une nouvelle quinte l’agita de toute sa violence, et Martin constella le tissu blanc qu’il tenait dans sa main. Il observa cette fresque macabre avec désespoir. Il n’avait plus beaucoup de temps, il lui fallait trouver un remède et vite.

À nouveau, il frappa du poing sur la porte en bois, en attendant avec impatience que l’on daigne lui ouvrir. La petite bicoque n’avait pas fière allure. Son toit de chaume aurait mérité de nouveaux brins de paille, et ses murs en pierre semblaient morcelés et fragiles, au point qu’un simple coup de vent aurait pu suffire à les renverser.

Il avait erré dans les bois pendant des heures pour trouver cet endroit. Il avait froid et faim, la fatigue grippait son corps, et sa tête lui tournait. Tout autour de lui, le bruissement de la nature l’enveloppait. Les oiseaux et les insectes ne se souciaient pas de sa maladie, et les gigantesques sapins continueraient de croître même s’il y succombait. Aurait-il le loisir d’apprécier cet endroit une fois qu’il aurait rencontré l’ermite ? Allait-il lui donner le remède qu’il attendait tant ?

Depuis qu’on lui avait annoncé qu’il était malade, le jeune homme avait tout fait pour trouver un remède. Quand la médecine traditionnelle s’était montrée inefficace, il s’était tourné vers la médecine chinoise, puis l’ayurvédique, il avait tenté tout ce que la sagesse humaine avait à lui offrir : l’acupuncture, le reiki, et même l’hypnothérapie, sait-on jamais… Il avait lu tous les livres qu’il avait pu trouver, écumé tous les sites Internet, il avait rencontré des guérisseurs, des shamans, des sages et des magnétiseurs, il avait parcouru le monde à la recherche de réponses, en vain. Si les mots différaient, le constat se trouvait toujours désespérément similaire : personne ne pouvait rien pour lui. À part peut-être un vieil ermite, détenteur d’un remède légendaire, et résidant contre toute attente en plein cœur des forêts jurassiennes. Les anciens des villages alentour l’avaient appelé Bazotu, une étincelle étrange dans le regard, comme s’ils prononçaient un nom important. Selon eux, l’homme qu’il cherchait était âgé de plusieurs centaines d’années. Martin n’en croyait pas un mot, mais qu’avait-il à perdre ? Il n’avait plus que quelques semaines à vivre de toute façon…

Il s’apprêtait à frapper une troisième fois lorsque la porte massive s’entrouvrit sur la silhouette décharnée d’un homme de petite taille, d’une cinquantaine d’années, du moins en apparence, à la calvitie recouverte par ce qui ne pouvait être qu’un bonnet de nuit bleu pâle. Pour tout vêtement, il portait une robe de nuit de la même couleur, coupée à mi-cuisse, qui laissait apparaître les jambes maigrelettes et les pieds nus de son propriétaire.

— C’est pour ?

L’individu s’était exprimé d’une voix traînante, et son interrogation se termina en un bâillement sonore au cours duquel Martin put entrevoir jusqu’à la glotte de son interlocuteur.

— Euh… Bonjour, je suis désolé, je ne pensais pas vous réveiller…

— Oh ! Pas d’inquiétude, j’ai fait un peu la fête hier soir, c’est pour ça. Vous êtes ?

— Martin… Excusez-moi, la fête ?! Je pense que j’ai dû me tromper d’endroit, je cherchais à rencontrer un certain Bazotu…

— Bazotu ? Ha ! Oui, c’est bien moi.

L’étrange individu se remit à bâiller et l’odeur de son haleine chargée de sommeil et d’alcool parvint au nez de Martin, lui tirant une grimace de dégoût. Une soudaine vague de découragement le submergea. Il pouvait voir ses perspectives de survie s’envoler dans les vapeurs d’alcool qui s’échappaient, presque tangibles, de la bouche de son interlocuteur. Il avait perdu des jours et des jours à poursuivre des chimères. Avait-il commis une erreur ? L’avait-on trompé ? Des larmes de rages emplirent ses yeux. Fallait-il être un salaud pour mentir à quelqu’un en quête d’un dernier espoir de survie.

— Et si vous me disiez ce que vous êtes venu chercher ?

— Ce que je cherche ? Je veux vivre bon sang ! On m’a dit que vous étiez le seul à posséder le secret d’un remède de légende, le seul capable de me soigner de la maladie qui me condamne à une mort certaine. Comme un idiot, j’y ai cru, et voilà que je me retrouve face à un ahuri en robe de nuit qui pue l’alcool. Alors ce que je cherche maintenant, c’est retrouver l’enfant de salaud qui m’a envoyé vers vous et lui mettre mon poing dans la figure, il verra s'il trouve ça toujours aussi drôle de se jouer d’un mourant !

À la fin de cette tirade, Martin éclata en sanglots. C’en était trop pour lui, trop d’émotions maintenues à l’écart trop longtemps, qui refaisaient surface à présent qu’il était vraiment, résolument et totalement à court d’options. Il allait mourir, et il n’y pouvait rien, il ne lui restait plus que quelques semaines à vivre…

— Nom d’un castor sans dents, un client ! Mais fallait le dire plus tôt mon petit père, au lieu de vous lamenter comme un lamantin. Remarquez, je ne suis pas sûr qu’un lamantin se lamente vraiment, ça ne court pas les rues dans le coin, surtout qu’on est dans une forêt sans rues et qu’un lamantin n’a pas de jambes. Probablement. Enfin, vous voyez le tableau, et je ne parle pas de peinture ! Mais bref, entrez, entrez mon petit bonhomme, restez pas comme ça les balloches à l’air, il fait encore frais dehors.

Sur ce, l’ermite en robe de nuit fit demi-tour avec une énergie insoupçonnable, et s’enfonça dans sa bicoque en laissant la porte ouverte. Martin, quant à lui, resta devant le seuil, sidéré par la réponse du petit homme, ne sachant s’il devait continuer de sangloter, éclater de rire, ou s’enfuir en courant.

— Vous venez, Machin ? Pardon, j’ai du mal avec les prénoms.

— M-Martin, c’est Martin…

— Ah ! Vous voyez, pour une fois je n’étais pas loin. Entrez, allez-y !

Sorti de sa léthargie par l’insistance de l’ermite, Martin finit par passer l’embrasure de la porte d’un pas hésitant. Il fut accueilli par la vision d’un tel capharnaüm qu’il lui fallut quelques instants pour comprendre ce sur quoi se posaient ses yeux. Ici et là, des ballotins d’herbes pendaient du plafond, et le sol comme le rudimentaire mobilier de bois étaient recouverts de peaux de bête, d’animaux empaillés, et, à sa grande surprise, d’un amoncellement de téléphones portables et de paquets de cigarettes. En plus de cet invraisemblable désordre, une puissante odeur régnait dans la cabane, mélange d’alcool, de l’âcreté sauvage des plantes et d’une puanteur indéfinissable.

— Alors vous êtes malade ? Vous avez quoi ? Peu importe, j’ai ce qu’il vous faut. Rage de dents, yeux qui louchent, démangeaison ? Je peux tout soigner. Chien qui tousse, canard à trois pattes, chat sans queue, poule qui boîte ? J’ai la solution !

Martin n’avait pas eu le temps de faire trois pas que l’ermite reprenait son incessant babillage. Peut-être était-il encore temps de faire demi-tour ?

— En vrai, c’est pour un problème de virilité, non ?

— Quoi ? Mais pas du tout enfin ! J’ai une maladie incurable, et le seul remède capable de me sauver serait, paraît-il… Enfin, cela s’appellerait "le bain de la vouivre".

L’ermite s’arrêta net dans son remue-ménage. Il se retourna pour faire face à son invité et émit un long sifflement entre les dents.

— Nom d’un hibou à l’aile froissée, mais vous avez vraiment besoin d’aide alors.

— Mais oui ! Écoutez, soit vous avez quelque chose, soit vous n’avez rien, mais tout ça commence à m’énerver. Si c’est pour que vous continuiez à vous payer ma figure, je préfère y aller tout de suite.

Le petit homme ne répondit pas et s’enfonça dans la pièce attenante dans un bruit de vaisselle fracassée. Il en ressortit quelques instants plus tard à peine, en brandissant fièrement une petite fiole remplie d’un liquide marron.

— Et voilà ! Un bain de la vouivre qui va bien pour le monsieur. Cadeau de la maison !

— Quoi, c’est tout ?

— Eh bien, oui, vous venez pour un remède miracle, je vous offre un remède miracle, c’est déjà plutôt sympa !

— Non, mais arrêtez de me prendre pour un idiot, j’ai vu tous les médecins du monde, tous les spécialistes, tous les sages et les rebouteux, et aucun n’a pu m’aider. Vous savez ce qu’ils avaient en commun en revanche ?

— Ils n’ont pas pu vous aider.

— Oui, ça d’accord, mais ils ont tous voulu savoir ce que j’avais, ils ont tous cherché à m’ausculter d’une manière ou d’une autre. Et vous non, vous me tendez cette fiole étrange, comme si cela allait tout résoudre.

— Précisément !

— Qu’est-ce qu’il y a dedans d’abord ?

— Oh, il s’agit d’une décoction faite avec des cadavres de couleuvres. C’est moi qui les ai ramassées ! Leurs entrailles et leurs mues ont des propriétés médicinales incroyables dans les environs. Paraît-il que c’est d’elles que les premiers docteurs tiraient leurs remèdes. C’est même de là que vient leur symbole, vous savez, le serpent autour du bâton, et non pas des Grecs. Les Grecs, vous leur montrez un serpent, ils partent en courant. Pas comme les lamantins ! Ha ! Enfin, remarquez, je n’en sais rien : les Grecs, ça court pas les forêts par ici, si vous voyez ce que je veux dire. Mais bref, ce remède-là, je n’ai jamais vu une maladie qu’il ne pouvait pas soigner, pourtant j’en ai vu passer des cas désespérés. Les gens du coin y voient du mysticisme, ils ont appelé ça "Le bain de la vouivre", pour faire un peu classe, mais oui, c’est de la tisane de reptile canné. Bon, je vais pas vous donner la recette non plus. Vous le prenez votre bain ? J’aimerais finir ma nuit.

— Prendre mon bain ? Mais… Quoi ?

— Oui, votre bain de la vouivre. Dites donc, vous avez la mémoire courte vous ! Ah, mais attendez, j’ai quelque chose pour ça aussi.

L’ermite retourna fouiller dans le fond de sa cahute, et revint quelques instants plus tard avec une fiole à l’aspect identique à la première, qu’il présenta tout aussi triomphalement à Martin.

— Vous vous rendez compte qu’il s’agit exactement de la même chose.

— Non môssieur ! Sans blague, vous ne voyez pas que la première fiole contient une décoction et la deuxième une macération ? Vous n’êtes pas bien finaud vous, ça n’est pas du tout pareil ! Elles ont peut-être le même aspect, mais celle-ci, c’est de « L’ablution de la libellule » ! Méthode ancestrale !

— Mais vous êtes un vrai tordu ! Maintenant c’est une libellule que vous avez fait tremper ?

— Pourquoi vous dites ça ? Pas du tout, c’est fait à base de plantes. Ah ! Je viens de comprendre. C’est rapport au nom c’est ça ?

— Ben… Évidemment !

— Non, non, pas du tout. J’ai suivi un cours de marketing en ligne, et je me suis dit que j’allais faire une gamme avec mes remèdes en leur donnant des noms proches. Paraît que ça aide à vendre. Vous payez en quoi ? Euros ? Dollars ? Yens ? Pesos ? Livres ? Francs suisses ? Dinars ? Wons ? Couronnes ? Je vous préviens, j’accepte toutes les devises, mais je ne prends pas les chèques. Alors, je vous en mets combien ?

Tout posant cette dernière question, il approcha les fioles du nez de Martin qui recula prestement, manquant de peu de trébucher sur une pile de livres cornés et déchirés. L’air, soudain, sembla lui manquer. Il fallait qu’il sorte d’ici. S’il restait ici plus longtemps, il ne partirait plus jamais, et l’ermite finirait par vendre un produit appelé « Le débarbouillage de Martin ».

— J-Juste le bain.

— Vous êtes sûr ?

— Oui, oui, ça suffira.

— Pas de regret ?

— Pas de regret non.

— Vraiment ?

— Je… Oui vraiment !

— Roh, ça va, pas la peine de s’énerver ! Bon allez, vous savez quoi, vous m’êtes sympathique Machin. Je vous en fais cadeau. Parlez-en autour de vous !

Sur ce, il fourra les fioles dans les mains du malade, et lui adressa large sourire. Martin se tint coi un moment, hébété par le comportement de son interlocuteur qui le regardait sans bouger, puis une nouvelle vague de panique le prit lorsqu’il posa les yeux sur le sourire inquiétant de l’étrange petit homme. Sans plus hésiter, il tourna les talons et se précipita vers la sortie, les deux fioles dans le creux de la main. Avant qu’il n’ait fait trois pas cependant, il réalisa en les considérant qu’il était bien incapable de les différencier.

— Attendez, mais comment je fais pour savoir laquelle est… ?

La stupeur l’empêcha de terminer sa phrase. Car lorsque Martin se retourna, il n’y avait du cabanon forestier et de son étrange habitant, plus aucune trace. Il se trouvait à nouveau seul au milieu d’une couronne de sapins verts, uniques témoins de sa déconvenue, leurs aiguilles doucement agitées par un vent d’est porteur des odeurs terreuses de la forêt. Dans sa main, deux petites fioles remplies d’un liquide brunâtre lui apportèrent toutefois la preuve qu’il n’avait pas rêvé cette entrevue. Deux petites fioles remplies d’un liquide brunâtre, qui représentaient tout à la fois son meilleur espoir de guérison, et une possibilité non négligeable d’écourter encore un peu plus sa vie en s’empoisonnant. À quel point avait-il sombré dans la folie pour envisager d’en boire le contenu ?


Pour ce dernier texte avant Noël, j’ai décidé de vous envoyer une histoire complète, afin de vous épargner les affres de l’impatience. C’est cadeau ! Même si la thématique principale reste sérieuse, j’espère que le ton que j’ai choisi vous aura donné le sourire.
Comme toujours, n’hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé, et surtout à partager cette newsletter et à en parler autour de vous !

Mon prochain envoi sera encore un peu différent, beaucoup plus ancré dans le réel. Pour le lire, rendez-vous début janvier. Et d’ici là, je vous souhaite à toutes et à tous de très bonnes fêtes de fin d’année !

Histoires comme ça

Par Thomas Weill

Journaliste professionnel, maître calembourgeois et expert en blagues ratées, adorateurs de jolis mots, détenteur du monopole de l'appréciation de ce qui constitue précisément un joli mot, spécialiste des transitions réussies et adorateur de fromages, amateur de phrases beaucoup trop longues surtout à des fins humoristiques en biographie de page "à propos" de newsletters, et enfin, auteur du roman de fantasy "Les Eaux du Temps" aux éditions Crin de chimère et de tout un tas d'histoires. Ces dernières se distinguent par une qualité rare : elles sont constituées de plusieurs mots, qui, mis à la suite les uns des autres, forment des phrase qui ont du sens. La plupart du temps.

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