Histoires comme ça

De jolis mots pour de belles histoires

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Par Thomas Weill
11 janv. · 5 mn à lire
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Au cœur de la ville

Je sens leurs pieds qui foulent ma peau. Ils sont des centaines, des milliers, des dizaines de milliers, de toutes tailles, de tous poids, à toutes les vitesses. Certains boitent, d’autres courent, parfois tombent. Leurs pattes me martèlent en douceur, mais sans jamais s’arrêter.

J’entends leurs cris, leurs voix qui hèlent, qui rient et qui chuchotent, j’entends leurs conversations volées, leurs murmures agacés, leurs paroles endormies et leurs cris d’extase. Je les entends lorsqu’ils souffrent, je les entends lorsqu’ils ont peur, je les entends lorsqu’ils s’amusent, je les entends lorsqu’ils meurent. Car ils vont, et viennent, et vivent, et meurent, sur moi, en moi. Je sens l’odeur de leurs véhicules, la caresse crantée de leurs pneus qui me râpent la peau continuellement. Je sens le parfum de leurs fleurs et de leur nourriture, celui de leur crasse et de leur pourriture, celui rance de leur sueur.

Je ressens tout. Et cela fait trop. Trop de douleur. Toute leur vie n’est que violence, ils sont trop nombreux en moi. Sans eux, je n’existerais pas, sans leurs coups de pioches et leurs pelletées de graviers, sans leurs coups de marteau, leurs pierres empilées et leur béton coulé. Sans eux, je ne serais rien, mais avec eux j’agonise.

Mon existence est torture. Cela n’a pas toujours été ainsi. Avant, il y a bien longtemps, des centaines et des centaines d’années, au moment de ma naissance, je n’étais qu’un minuscule hameau fait de quelques huttes et d’une dizaine d’âmes. En ce temps, je n’avais pas encore conscience de moi-même, et les choses étaient douces. J’étais les murs et les toits, le sol, la terre et les pieds qui la foulent, les jeunes, et les moins jeunes, les vivants et les inanimés. En grandissant, en laissant le vent et la main humaine user ma pierre, j’ai compris que j’étais distincte de celles et ceux qui m’habitaient. J’ai compris que j’étais village, puis ville, écrin au potentiel infini chargé d’abriter la vie humaine, de la protéger des dangers de la nature et des éléments. Et ce rôle, je l’ai accompli avec joie, avec empressement et célérité, émerveillée par l’ingéniosité et la résilience de ces minuscules êtres qui vivaient en moi.

Mais aujourd’hui ? Aujourd’hui, mes venelles boursoufflées chargées de métal et de bitume se sont étendues trop loin dans la clameur de l’industrie. Mon corps est usé, alourdi par la distance qu’il recouvre, par les ans et le temps qui passe, par elles et par eux. Ma chaussée se déforme, mes murs s’effritent. Les humains qui naguère me construisaient, me rendaient belle et grande et forte, aujourd’hui me défigurent, déchirent ma peau pour y disposer leurs canaux et leurs rails, labourent ma chair pour laisser passer leurs métros. Le bruit incessant de leur activité perpétuelle m’interdit tout repos. Je n’en veux plus, n’en peux plus. J’aspire à l’abandon, à l’apocalypse qui les hante jusque dans leurs films et dans leurs livres. La nature, autrefois dangereuse pour eux se retrouve aujourd’hui en danger par eux, et dans leurs abris confortables et surchauffés, ils tremblent et s’émerveillent à l’imaginer conquérir leurs cités après qu’un cataclysme les en ait délogés. Voilà ce que je désire. Je veux que la vie humaine quitte mes murs. Je veux que tout cela cesse. Je veux que la conscience me fuie enfin et que poussent les plantes et chantent les mésanges. Alors je vais provoquer cette catastrophe qu’ils fantasment autant qu’ils la craignent, car en elle réside mon salut : la fin. Qu’ils tremblent, car la ville s’éveille à la vengeance, sous leurs pieds, leur espoir se meurt.

Je vais commencer en douceur, car je tiens à ce qu’aucun ne m’échappe. Il s’agit pour moi du seul moyen d’atteindre l’oubli. Il faut qu’ils croient en leur contrôle, qu’ils ne voient pas venir mon attaque. Alors je vais les occuper, et quand ils réaliseront ce qu’il se passe, il sera trop tard.

Ma conscience se porte dans une bouche d’égout à l’angle d’une rue passante. Ces ouvertures qui grêlent mon corps pour qu’ils y rejettent leurs immondices sont pour moi des injures, des blessures perpétuelles. Il me paraît donc approprié que parfois elles saignent. Cela commence. Je déborde. L’égout vomit sur la chaussée le sang putride dont ils ont rempli mes veines. L’odeur est insoutenable, mais je ne la crains pas. Après tous ces siècles, j’ai réussi à la faire mienne. Elles et eux en revanche, ces humains qui m’habitent, s’avèrent incapable d’assumer ce qu’ils génèrent, la pourriture qui nait dans le sillon de leur existence. Mon sang d’égout les dégoûte quand il gargouille, quand il s’engouffre dans les rues qu’ils ont crues leurs, alors qu’à cette heure elles ne sont plus que les lits de ma crue.

Je les entends qui crient et qui s’offusquent, je les sens qui pressent le pas, qui courent, impatients de s’éloigner. Ceux-là pensent retourner à leur journée, ils s’imaginent retrouver la routine rassurante de leur quotidien, mais ils sauront, comme les autres, goûter à la vengeance de la cité.

J’attends un peu, quelques minutes, puis je sens les roues des véhicules d’intervention crisser sur mon épiderme. Je ne les laisserai pas arriver. Sur ma décision, des feux tricolores dysfonctionnent, ils s’éteignent. Les voitures se percutent, le métal se choque contre le métal dans un bruit assourdissant. La route est bouchée. Et pendant ce temps de ma bouche d’égout, je continue de dégueuler. 

Je gonfle mon corps, je l’étire et je m’enfle, et mon bitume craque, mes murs se fissurent. Sous leurs pieds inconscients, la terre tremble, juste un tout petit peu. Je recommence. Je veux qu’ils s’abritent dans leurs bâtiments comme des animaux dans leur tanière, qu’ils se blottissent dans leurs appartements serrés et miteux, qu’ils se réfugient dans l’illusion familière de leur confort poussiéreux, puis qu’ils s’enfuient lorsqu’ils verront que soudain leur nid s’effondre.

La cacophonie qui s’élève de mes rues grandit, c’est le son de leur angoisse grimpante. Leurs cris de colère et les hurlements des sirènes de secours. Bien. Un homme d’une quarantaine d’années marche sur une grille sous laquelle passe le métro. Elle ploie sous son poids, se creuse et s’effondre. Son éclat d’effroi se perd dans la pénombre. Bien. Une vieille dame à l’échine voutée par l’âge porte sa main à la barre en métal d’un panneau de signalisation, en quête d’un soutien solide et sûr pour alléger le poids des ans. Comme je la comprends ! Mais l’acier se rompt alors, puisque je le décide, et le panneau tombe, entraînant l’aïeule avec lui. Ses dents claquent sur le sol et se déchaussent dans un éclaboussement de sang. Bien. Personne n’est à l’abri, personne n’est intouchable. Ils m’ont appris la violence et je déverse la violence sur eux. Regardez comme vous m’avez bien enseigné !

Dans tous les quartiers, j’explose en incidents bizarres, en coups du sort et en improbables événements. Une borne incendie crache son déluge sur un enfant qui passe, le projetant contre un mur plusieurs mètres plus loin. Le sol s’effondre sous les essieux d’un camion, l’avalant dans des profondeurs inquiétantes et inconnues. Un pont se craquelle et se brise sur un hors-bord de plaisance, l’envoyant par le fond. Les berges inondées, les chaussées morcelées, les vitrines explosées en des centaines d’éclats létaux… Ma purge m’éveille à moi-même, à tout ce que je peux faire, et tout ce que j’ai enduré.

Alors je déploie ma justice meurtrière comme ils gonflent leurs muscles. Ici, un panneau électrique crépite et s’embrase. Bientôt, des flammes avides viennent lécher le métal du boitier, le brûlent, s’en échappent pour grimper sur les murs, croître. Voraces, elles me dévorent. Je les encourage. Là, une paroi porteuse se disloque, et tout un immeuble tangue, balance. S’écroule. Je reproduis cela en cascade. Dix fois, cent fois, autant qu’il le faudra. Dans mes rues, les cris de colère se muent en cris de peur. Bien. Ils ne m’échapperont pas.

Ils veulent s’enfuir, quitter le piège dans lequel ils sont tombés, mais ils ne peuvent pas, les portes de la cité se ferment. Je bloque mes accès, clos mes rues et mes passages. Je me circoncis en me déracinant, en creusant le sol, en effondrant mes immeubles. Ils ne peuvent plus sortir. Ils n’en réchapperont pas.

Ils veulent organiser la résistance, orchestrer les sauvetages, mais je ne leur en laisse pas le temps. J’abats les possibles avant que les idées n’émergent. Je deviens impraticable. Mes rues sont passées de voies de circulation à chausse-trappes, leur précieuse technologie se retourne contre eux. Les moteurs explosent, les poteaux électriques s’abattent. En creusant mes routes, je les dirige, je les pousse à se réunir, moutons inconscients aiguillés par une terreur viscérale. Si cela ne suffit pas, je leur oppose les flammes. Les incendies gagnent du terrain, dévorent des pans entiers de mon corps. Leurs cris de peur se changent en hurlement d’effroi. Ils en oublient les leurs, leurs proches, leurs êtres aimés. Il n’y a plus que la survie qui compte, la leur. Bien. J’étouffe leur héroïsme, il est hypocrite de toute façon.

Enfin, ils sont tous là, réunis en mon centre, au milieu d’une vaste plaine de débris et de corps. Seuls quelques bas monticules de béton et de métal montrent encore les emplacements des immeubles de jadis. J’ai voulu que rien ne puisse obstruer les regards, afin qu’ils puissent contempler une dernière fois celle qui les a abrités. Tout ce qu’il reste de vivant en moi se retrouve là, des milliers de femmes, d’hommes, d’enfants, qui se serrent, tremblent les uns contre les autres, effrayés, le visage ravagé de pleurs et le corps secoué d’angoisse.

Bien.

J’arrête tout. Pendant quelques dizaines de secondes, je calme mes secousses, suspends la destruction, dompte le feu. Je m’autorise cette cruauté un peu vicieuse : je leur rends leur espoir. C’est fini ? Ils se demandent. Nous avons survécu ? Nous allons pouvoir rebâtir ? Osent certains. Bientôt, c’est bientôt fini. Avant qu’ils ne pensent à s’enfuir trop loin, alors, en mon centre, je m’éventre, et les plonge par milliers dans mes noires entrailles. Une brève clameur d’épouvante se lève et s’éteint. Tout mon corps souffre tandis que ma conscience s’étiole et se délite. Mais en moi, il n’y a plus que du silence. Là. C’est bientôt fini. Comme ça. C’est la fin.


Merci d’avoir lu cette nouvelle histoire ! Rassurez-vous je ne pense pas que nos cités aient (encore ?) atteint le stade conscient. D’ailleurs, je ne suis pas particulièrement un défenseur du bitume martyrisé, même si plus de verdure dans nos villes ne nous ferait pas de mal, simplement le concept m’a plu, j’espère que vous aussi. Comme d’habitude, partagez ma newsletter avec vos proches si vous pensez qu’ils peuvent aimez, et dites-moi ce que vous en avez pensé ! Bonne vacances à celles et ceux qui en sont là, et à dans deux semaines !

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