Sub terra
Le son de leurs pioches et de leurs piolets emplit les ténèbres. Un bruit qui frappe en continu, métal contre roche, qui résonne lorsqu’ils cherchent à désobstruer une cavité. La plupart du temps, ils se contentent de descendre le long d’un puits, ils cliquètent et claquent avec leurs mousquetons, leurs descendeurs et leurs baudriers.
Voilà des heures qu’ils s’enfoncent dans les entrailles de la terre. Leur cohorte suréquipée transperce le calme de l’intérieur avec leurs bruits et les rayons de lumières jetés dans le noir par leurs lampes frontales. Ils explorent.
— Je vois le sol !, jette la voix de l’un d’eux, un homme d’une quarantaine d’années, sec et fin comme la corde à laquelle il est suspendu.
Il progresse encore de quelques mètres, maniant son descendeur avec prudence et une rapidité née de l’habitude, balayant son faisceau lumineux sur les pics et les éperons autour pour éviter toute blessure, et ses pieds finissent par se poser en douceur sur la roche. Il regarde autour de lui d’un œil expert, effectue quelques pas, puis revient au centre du puits, et exhale un soupir. Son visage acéré se plisse de satisfaction.
— C’est pas une cathédrale, mais il y a de la place.
Quelques vérifications d’usage, puis, levant la tête :
— Encore deux douzaines de mètres et vous allez retrouver le plancher des vaches, il appelle.
Un son étouffé lui parvient en réponse, acquiescement où l’excitation se mêle à une certaine appréhension. Les cliquetis reprennent de plus belle, assortis des frottements réguliers des combinaisons et de la corde qui défile dans le descendeur.
Bientôt, une nouvelle paire de pieds apparait. Ils descendent saccadés et s’arrêtent. Ils battent presque un peu dans le vide, comme s’ils recherchaient quelque chose de ferme et de solide.
— Allez-y, vous y êtes presque.
Sur l’encouragement de l’homme, les pieds descendent d’un bon mètre d’un coup, comme s’ils chutaient, laissant deviner le reste d’un corps. Un piaillement effrayé résonne sur les parois rocheuses. Les pieds battent de plus belle, le corps s’agite.
— Doucement, je comprends que vous ayez hâte de reposer pied à terre, mais il y a une raison pour laquelle on ne se contente pas de sauter dans les puits, sourit l’homme. Souvenez-vous, ils sont sensibles mes descendeurs, allez-y en douceur, comme ça, voilà.
Sa voix réchauffe le vide, elle remplit la cavité et semble s’enrouler autour des jambes suspendues pour les attirer en douceur vers le bas. Le corps glisse le long de la corde, cette fois-ci, la vitesse est plus fluide, saccadée encore, mais mieux contrôlée. Au bout du corps, une tête pâle sous le casque jaune, des mèches frisées s’échappant ici et là. Les yeux sont grands et noirs dans la pénombre, écarquillés de peur, mais la bouche se tord en un sourire excité.
— La vache ! Ça descend sec votre affaire ! Il faisait combien ce puits ?
— 75 mètres environ.
— Quoi, c’est tout ? J’ai l’impression qu’on a parcouru au moins 300 mètres !
— Depuis le début de l’expédition, environ 200. C’est trompeur quand on n’a pas l’habitude.
— Ça continue de descendre après ?
— On n’attend pas votre mari d’abord ?
— Pfff, pétochard comme il est, je ne suis même pas sûre qu’il ait déjà mis un pied dans le puits.
— Non seulement un pied, mais aussi les deux oreilles !, parvient la réponse étouffée un peu plus haut.
— Allez, on l’attend cette fois-ci alors. De toute façon, c’est pas le meilleur endroit pour se débarrasser de quelqu’un.
La frisée lui rend une mimique incrédule.
— Trop de passage.
Elle fait mine de parler, puis ferme à nouveau la bouche, une moue étrange plaquée sur le visage. En face d’elle, il sourit comme une crevasse qui s’ouvre, éclate d’un rire bref et sec, on dirait l’aboiement d’un chien, puis il se rapproche d’elle pour l’aider à se détacher de la corde.
— Pas trop loin, prévient-il quand elle fait mine de s’éloigner. Je connais l’endroit, il n'y a pas de danger, mais sous terre on n’est jamais loin d’une fissure. Vous avez droit à une zone d’un rayon de quatre mètres autour du puits, pas plus. C’est compris ?
— Oui, oui, compris.
À présent que ses pieds ont retrouvé goût à la gravité, elle trépigne, mais obéit à la règle de sécurité. Dans le puits, le bruit des cliquetis et des frottements enfle petit à petit, signe que les retardataires rejoignent les pionniers. La lumière augmente aussi, balaye le sol de ses traits mouvants, suggérant au passage les petites chutes de roche effritée qui s’échappent de la cheminée. Pendant ce temps, la femme tourne dans le périmètre imparti, elle observe et s’extasie sur la moindre stalagmite, les moindres concrétions. Un homme et une femme arrivent finalement dans une odeur de salpêtre et de poussière. Il tremble. C’est léger. Pas elle, avec son regard aussi dur que la roche et son profil à l’image des piolets qui pendent à sa ceinture.
— Tout s’est bien passé ?
— Monsieur a tendance à bouger au bout de la corde, il s’est pris d’une soudaine envie d’aller se frotter à l’une des parois.
— Je…
L’intéressé s’interrompt, regarde en direction de sa femme qui l’ignore, baisse la tête, penaud. Il sent la honte.
— Ne vous inquiétez pas, poursuit la guide. Il a fallu à celui-là bien quatre descentes pour arrêter de se balancer comme sur un trapèze, vous vous en sortez mieux que lui.
La réplique lui vaut un sourire arqué, un air goguenard, mais aucune réponse ne fuse.
— T’entends ça, chérie ? Je me débrouille mieux que le guide !
Tout en disant cela, il enlève son casque d’un geste fier. Il bombe le torse, il pérore, et balaye de la main les protestations des guides qui lui intiment qu’il ne devrait pas enlever ses protections. Chérie ne répond pas. Elle observe un recoin, perplexe. Sa lampe tremble, juste un peu. Elle s’accroupit, tend la main, la retire aussi vite que si elle avait rencontré de la lave. Son gémissement s’étouffe dans sa gorge. Quand elle se retourne vers le groupe, sa face est raide de terreur.
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