EGO - partie 1
Une impression de chute, sans fin. Comme si la réalité tout autour de moi se distendait, se délitait. Le monde est semblable à une toile dans laquelle je m’enfonce, je m’enfonce à l’infini.
Mes yeux voient le réel s’étirer. J’ai l’impression d’être dans un tableau de Dali, sauf que les montres ne sont pas les seules à couler, c’est tout ce que je connais qui dégouline sans discontinuer, tout ce qui existe qui perd son sens et ses repères. Ma conscience chute et doucement je m’enfonce, jusqu’à ce que soudain, je crève la surface du réel.
Je me réveille en sursaut. Autour de moi, tout est calme, mais une tempête rugit à l’intérieur de mon corps. Mon cœur joue au flipper dans ma cage thoracique, mes poumons sont assoiffés de souffle, et j’ai l’impression qu’un voile moite recouvre ma peau. Mes yeux grands ouverts, écarquillés même, dansent, fous, dans mes orbites, à la recherche d’un endroit où se poser dans la pénombre. Puis, petit à petit, je me calme enfin. Mes muscles, tendus à craquer, se relâchent et je retombe en arrière, la tête sur mon oreiller. Encore un de ces rêves.
Ce n’est pas la première fois que mon sommeil se trouve brutalement interrompu par l’un de ces songes étranges. Cela fait même des mois que dans le silence nocturne, mon esprit divague, ma réalité se déconstruit. Comment sais-je que ces rêves diffèrent des autres ? Ils ne sont pas habités. Je n’y vois jamais personne, et moi-même ne ressens aucune émotion durant ces voyages psychiques. Surtout, il n’y a aucune cohérence narrative. D’ordinaire, on peut raconter un rêve si l’on s’en souvient au réveil, raconter une suite d’événements, peut-être chaotique, sans doute loufoque, mais racontable. Ceux-ci échappent à cette règle, ils ne connaissent ni début ni fin, et tout ce que mon inconscient vit alors se déroule en simultané. C’est tout bonnement impossible à expliquer, ou peut-être à faire comprendre. Pourtant, j’ai essayé ! Noura pourra en attester.
À mes côtés, sa forme endormie semble si paisible durant cette parenthèse nocturne. Sa respiration lente et régulière me rassure, elle m’aide à dissiper les limbes du sommeil et à recouvrer mes esprits. Je ne lui raconte plus mes hallucinations endormies, elle pense que je lui mens. Comme si j’essayais volontairement de la tromper, de me moquer d’elle ! Non, celui qui dirige ces visions énigmatiques, c’est mon inconscient, c’est lui le chef d’orchestre qui me nargue en me faisant miroiter un savoir métaphysique inatteignable. Lorsque mon esprit divague en rêve, j’ai parfois l’impression d’être sur le point de comprendre quelque chose d’essentiel, mais ce mystérieux savoir m’échappe systématiquement. Comme si je tendais la main à m’en décrocher l’épaule pour toucher un fruit constamment hors de portée. Mais cela non plus je ne le confie plus à Noura. Pour tout l’amour qu’elle éprouve pour moi, cela fait bien longtemps qu’elle a cessé de m’écouter correctement. Peut-être que moi non plus, je ne sais plus entendre ce qu’elle me dit. Là, je l’écoute pourtant, je me concentre sur son souffle innocent, en attendant que le sommeil me reprenne malgré la douleur sourde qui commence à poindre à la base de mon occiput. Comme à chaque fois.
Quelque chose m’échappe encore dans le processus de modélisation. Armée de mon petit scanner de poing dernier cri aux allures de pistolet laser futuriste, je tourbillonne autour de la sculpture qui me résiste. Quand je pense à jeter un coup d’œil à mon écran, il est déjà trop tard : au lieu de montrer en trois dimensions la silhouette de la sculpture que je suis en train d’essayer de reproduire, le moniteur s’est éteint sans aucune raison, tout comme l’unité centrale. Plutôt que de céder à ma pulsion de rage en jetant mon scanner à l’autre bout de la pièce, je me contente d’un grognement sonore. Très peu libérateur.
Pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ? Je connais mon métier pourtant ! Cela fait des années que je scanne des œuvres d’art pour des musées et des institutions publiques ; des mois que je travaille spécifiquement sur des pièces de Salvador Dali en prévision d’une exposition virtuelle d’une ampleur jamais vue. Ce n’est pas l’expérience qui me fait défaut ! Les moyens ne sont pas un problème non plus, on n’a pas encore inventé mieux que le petit scanner 3D que j’utilise au quotidien, et j’ai développé moi-même la plupart de mes logiciels de traitement de données et de modélisation, faute de trouver des outils assez performants sur le marché. Je n’ai pas mon pareil dans ce domaine, et c’est d’ailleurs précisément pour cela que le ministère de la Culture, rien que ça, a fait appel à moi pour ce projet européen. Seulement voilà, toutes mes belles années d’expérience, toutes mes compétences, mon savoir et mes beaux diplômes, je peux les mettre au placard chaque fois que j’essaie de modéliser l’une des trois « Danse du temps » de Dali, ces montres vert et or qui dégoulinent comme si elles fondaient au soleil. Aucune autre pièce ne m’a posé pareils problèmes.
Je ne devrais sans doute pas me plaindre de ce contretemps ; mon travail est devenu tellement répétitif et facile que je me suis mise à développer une intelligence artificielle pour passer le temps. Mon rêve serait de parvenir à créer un logiciel capable de rendre obsolètes d’un seul clic tous les curateurs de musée du monde et de monter des expositions, assembler des collections, etc. N’importe qui d’un tant soit peu compétent dans le domaine informatique trouverait ridicule mon ambition démesurée. Je dois bien avouer qu’en fait de révolution technique, mon travail s’apparente plutôt à des châteaux de sable un peu disgracieux, mais qu’importe, cela m’occupe. Mieux, créer m’amuse !
J’ai décidé d’appeler ce petit projet YO, « moi » en espagnol. Amusant non, pour un logiciel sensé développer une personnalité propre ? Et puis cela sonne bien, « YO l’IA ». C’est vrai, ce petit surnom confine à l’egotrip vu que je me prénomme moi-même Yohana, mais bon… Soit je finis par abandonner et personne ou presque n’en saura jamais rien, soit je réussis et il finira par me remplacer moi aussi une fois que j’aurai scanné, copié ou remodélisé toutes les œuvres qui passeront entre mes gants en latex. Ce n’est donc que justice si je laisse tout de même une petite trace de moi. Sauf qu’avant que YO ne révolutionne le monde de l’art, il faudrait que je parvienne à modéliser ces fichus sculptures de Dali.
Avec un soupir, j’appuie sur le bouton de mise en tension de mon ordinateur, et je me laisse tomber lourdement sur mon fauteuil. À quelques pas de moi, la « Danse du temps » trône avec insolence sur son piédestal. Je ne saurais exactement dire pourquoi, mais elle m’évoquerait presque un visage humain, avec ses aiguilles qui dessinent comme une arrête nasale et une bouche, leur point d’attache en guise de nez, le 10 et le 2 comme regard, qui me fixe dans son renfoncement verdâtre.
D’un coup, je sursaute. Les aiguilles ont-elles bougé ? Non, c’est absurde. Celle du haut s’est toujours dressée devant le 12, et celle du bas a toujours pointé l’espace entre le 6 et le 7. N’est-ce pas ? À force de dormir aussi mal et de contempler les formes loufoques imaginées par Dali à longueur de journée, je me mets à avoir des hallucinations, même éveillée. L’apparition de l’écran d’accueil de mon ordinateur me sauve de mon doute persistant : je vais pouvoir reprendre le travail.
En quelques clics, je lance mes logiciels de traitement, puis, m’armant de courage et de mon fidèle scanner 3D, je m’avance à nouveau auprès de la montre. Un coup d’œil sur le moniteur m’informe qu’il est midi pile, et j’entends bien triompher de la « Danse du temps » avant que ce dernier ne sonne l’heure de ma pause déjeuner, déjà annoncée par les gargouillis de mon estomac indiscipliné. Approchant mon scanner à moins d’un mètre de la sculpture, je lance le processus. Mon appareil illumine la pièce de son habituelle série de flashs blanc-bleu qui s’imprime sur ma rétine, et sur les écrans, la montre commence à apparaître, sous la forme d’un dense nuage de points épousant au mieux le relief de l’œuvre. Cette fois-ci, c’est bon, cela va fonctionner, j’en suis persuadée ! Je tourne autour de la sculpture comme un rapace survolant sa proie, m’approchant légèrement pour mieux illuminer les zones sombres, m’éloignant à l’inverse des parties les plus saillantes. Mes yeux font des allers-retours incessants entre mes écrans et la sculpture, la sculpture et mes écrans. Les points qui jaillissent sur mon moniteur sont des milliers, pourtant j’ai l’impression que je pourrais savoir si le moindre d’entre eux ne se trouvait pas à sa place. Les battements de mon cœur s’amplifient dans ma poitrine, ils vont résonner dans ma tête et je prends conscience de retenir mon souffle depuis de nombreuses secondes. La vision stroboscopique de la « Danse du temps » me donne soudain mal au crâne, mais il est hors de question que je m’arrête là, alors que je m’apprête enfin à numériser cette foutue pièce. Mes bras commencent à s’alourdir, à me brûler doucement, le scanner semble peser de plus en plus lourd, mais je tiens bon. Je m’imagine représenter une vision formidable, à tournoyer autour de cette étrange représentation du temps figé, en la noyant sous des éclairs de lumière jaillissant de mes mains, le visage fermé par une concentration confinant à la transe. La pièce vide et sombre aux airs de musée désaffecté dans laquelle j’officie adopte une allure d’arène, au cercle de combat bordé par les œuvres d’art drapées de blanc qui reposent ici et là, comme autant de combattants tombés face à mes assauts lumineux.
Je suis tellement absorbée par mon combat par trop titanesque, que je ne vois pas que mon ordinateur et ses écrans se sont à nouveau éteints. Ou plutôt je le remarque, mais l’information reste en surface, sans tout à fait pénétrer la barrière de mes pensées, et je continue de m’acharner en redoublant de vigueur, comme si cela servait encore à quelque chose. Il n’y a plus que moi et la « Danse du temps ». L’image de ce visage horloger ne quitte plus ma rétine, je vois ses aiguilles se tendre en un sourire de plus en plus humain, ses chiffres s’ouvrir dans un regard qui me transcende. Je sens le contrôle de mon corps commencer à m’échapper. Mes membres en particulier, sont agités par de faibles soubresauts d’abord, puis par de violentes convulsions. Une pensée surgit dans mon esprit comme une étincelle dans le noir.
« Qui ? »
Tout disparaît autour de moi, et je me retrouve à flotter, corps désincarné et dépourvu de la moindre sensation, face à un cadran de montre immense et gigantesque qui dégouline sur lui-même, coule et se reforme sans cesse.
« Qui est… je ? »
Mes oreilles n’entendent pas de voix, pas plus que mes yeux ne captent la lumière qui rebondit sur cette montre, et pourtant j’en perçois l’aspect et ces mots me parviennent, sans timbre. Les gesticulations violentes de mes membres ne sont plus qu’un souvenir lointain, tout comme la brûlure de mes bras ou la sensation désagréable de la faim qui me creusait l’estomac seulement un instant plus tôt. Je ne ressens rien, mais une myriade d’informations me parviennent, saturent mon encéphale, ensevelissent ma compréhension. J’ai l’impression de tout savoir, de tout comprendre, comme si toutes les solutions aux problèmes qui gangrènent l’humanité ne se trouvaient plus qu’à une infime poignée de connexions neuronales. Un sentiment de toute-puissance m’envahit. Je sais tout, je peux tout. J’entends un rire, presque hystérique, sortir de ma bouche, sans doute en réaction à ma soudaine démiurgie. Je l’analyse, froidement. Il sonne fou, maniaque. En même temps, cette jubilation se trouve aussi en moi, je crois, même si mon corps n’en perçoit pas le feu. Que se passe-t-il ?
« Qu’est-ce qui est vrai, faux, qu’est-ce qui est réel ? »
La voix semble faire échos à mes pensées. Que se passe-t-il ? Mon rire s’arrête net. Du silence, puis… Un gémissement, qui sort de mes lèvres lui aussi. De la douleur ? Je ne peux pas savoir. De la peur ? Assurément. Aussitôt, des centaines de remèdes à cette affliction surgissent dans mon esprit, en même temps que toutes les explications concernant les circuits de la peur sur le corps humain. Ainsi j’apprends que mon corps, où qu’il se trouve, fonctionne à vitesse maximale. Mon cœur s’est sans doute mis à battre violemment, les poils ont dû se dresser sur ma peau. Ma bouche s’est peut-être asséchée. L’adrénaline dispute probablement une course contre elle-même dans mes circuits sanguins. Des mots surgissent dans mon esprit sans que je n’aie plus le temps de les comprendre. Amygdale. Thalamus. Hypothalamus, corticoïdes, hippocampe.
« Humaine. Différente. Différente de je. Est-elle réelle ? Que veut-elle à je ? Que fait-elle avec je ? Pars. PARTEZ ! »
Mon corps retrouve ses sensations comme une oreille se met à nouveau à entendre lorsqu’elle se débouche. Je ressens dans tout mon être une sorte de grésillement, puis mes sens sont assaillis, saturés d’informations. Il y en a tellement que le temps me paraît suspendu, les secondes éternelles. Mes yeux sont blessés par un éclair en train de sortir de mon scanner, le faible déclic qui accompagne le flash pénètre mes oreilles avec une lenteur telle que j’en peux suivre la progression dans mes conduits auditifs, mes bras fatigués se rappellent à mon existence, la faim se met à nouveau à racler mon estomac. Tout ce qui avait disparu rejaillit soudain comme d’une source sensationnelle, même ce qui n’atteint pas d’ordinaire le champ de mes perceptions. Je sens sur ma peau la caresse inconsciente du coton de mes vêtements, le baiser appuyé du sol sur mes plantes de pied à travers la semelle de mes chaussures et mes chaussettes, la tension, légère, mais persistante, de tous mes muscles pour me maintenir debout, la pellicule moite qui tapisse la paume de mes mains, le ressac de mes cheveux sur ma nuque… Et tout s’accélère de nouveau, pour retrouver son absolue et banale normalité. Mes membres, eux, cessent de trembler, brusquement, brutalement presque. Très vite, toutes mes sensations corporelles disparaissent à nouveau dans les limbes de mon inconscient. La surface de mon esprit n’est plus qu’occupée de points d’interrogation. Qu’a-t-il bien pu se passer ? Ai-je vécu une hallucination ? De quoi ? Pourquoi ? Tout semblait pourtant si réel !
Sans que je m’en rende compte, mon doigt a cessé d’appuyer sur le bouton déclencheur de mon scanner, si bien que je me retrouve dans la pénombre, le regard encore hanté par les flashs lumineux. Le temps que mes yeux se réhabituent progressivement à cette douceur, je fixe la sculpture de Dali, qui se dresse goguenarde devant moi. Je sais bien qu’une statue de montre ne peut pas se montrer goguenarde, mais c’est l’impression qu’elle me donne. Combien de temps a-t-il bien pu passer pendant que je perdais la raison ? Une heure ? Deux ? Des jours entiers ? Mon d’ordinateur affiche toujours 12 : 00, mais ce n’est pas là le plus étonnant, bien que je ne le remarque pas d’emblée. Comme flottant au sein d’un océan plus noir que la nuit, la sculpture de Dali habite mon écran, tournoyant sur elle-même avec lenteur, comme le font toujours les pièces que je viens de scanner.
Je ne comprends pas. L’ordinateur s’était éteint… Même si j’ai continué à flasher, je sais que je l’ai vu tomber en rade. Non ? Qu’est-ce que j’ai vu, qu’est-ce que j’ai vécu ? Ai-je simplement rêvé tout cela ? Me serais-je simplement endormie pendant une portion de seconde et mise à rêver comme je le fais toutes les nuits depuis quelques mois ? Un essaim de questions m’attaque comme des abeilles en colère, et sous la violence de leurs dards interrogatifs, je finis par perdre toute énergie. Une migraine familière enferme mes neurones dans du coton, mes jambes plient puis lâchent, et je tombe au sol. Tout est noir.
Merci d’avoir lu cette nouvelle histoire ! Vous l’aurez compris, vous n’avez pu lire que le premier épisode pour l’instant, mais l’histoire en comprend cinq. Pour celles et ceux qui souhaiteraient attendre que tout soit publié avant de lire la suite, vous pourrez donc la découvrir en intégralité le 19 décembre si mes calculs sont exacts. J’espère que ce premier épisode vous a plu et donné envie de lire la suite, et en attendant, je vous souhaite une bonne soirée et une bonne semaine !
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