Histoires comme ça

De jolis mots pour de belles histoires

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Par Thomas Weill
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Le dernier matin de l'éternité

J’entends comme une voix et me réveille, mais il n’y a personne. Combien de fois ai-je vécu cet instant ? Ou l’ai-je simplement rêvé ?

Je sens, comme toujours, le parfum capiteux de l’automne, mais il s’agit d’une variation étrange du fumet terreux. Plus… aseptisé ? Peut-être. Tout autour de moi, des feuilles tombent en une pluie éparse dans le bois. Les rais de lumière orangée tirent tout droit entre les arbres, et éclairent un petit carré de mousse gorgé de rosée. C’est dans ce carré que repose mon visage. Comme la fois précédente, et celle d’avant, et celle d’encore avant, une infinité de fois. Le froid et l’humidité me sont instantanément désagréables, et je me redresse d’un coup, réflexe sempiternel. Oh, bien sûr, j’ai essayé de lutter contre lui, de ne pas me lever à l’éveil de ma conscience, d’endurer quelques instants, une minute, trois ou douze, la morsure mouillée de la mousse molle. J’ai voulu prolonger l’instant afin de voir ce qui allait se passer, si le cours des choses allait en être changé en profondeur, peut-être même assez pour me libérer. J’ai tout essayé bien sûr, pour sortir de cette boucle temporelle.

Ah, pardon, je ne l’avais pas encore précisé ? Je suis une personne prisonnière, enfermée dans quelques minutes d’une même atroce journée. Parfois, je m’imagine que je me trouve en réalité dans une boule à neige, vous savez, ce piètre simulacre de décoration qui font briller les yeux des enfants et soupirer les portefeuilles des parents. Sauf que dans mon cas, pas de neige en plastique, seules les feuilles d’automne tombent autour de moi, et la sphère en verre ne délimite pas les limites physiques de mon existence, mais ses frontières temporelles. Ce sont elles que je ne peux dépasser, quoi que j’essaie. Je me demande si cela fait de moi un enfant ou un parent, dans cette métaphore. A-t-elle seulement du sens ? Enfin… Peu importe, je m’égare. Ce n’est pas comme si j’allais pouvoir sortir de ma prison temporelle, n’est-ce pas ? Si je le pouvais, ce serait sûrement déjà fait, non ?

Et vous pouvez me croire sur parole, comme je vous le disais, j’ai tout essayé pour sortir de la boucle. Enfin, « tout »… Disons plutôt « beaucoup ». Pour parler avec un peu plus de précision, je considère que j’en suis environ aux deux tiers de l’éternité, et donc de l’infinité de ce que l’esprit humain peut imaginer dans un cas pareil pour recouvrer la liberté, ou simplement pour éviter de sombrer irrémédiablement dans la folie. À moins qu’il ne soit déjà trop tard ? Tenez, jugez plutôt : ces mots sont ceux que je me dis en pensée. J’essaie de narrer mon histoire, au cas où, par miracle, enfermer ma boucle temporelle dans une structure narrative me permettrait de m’en sortir, d’atteindre le mot fin. Oui, à trop tourner en boucle dans sa tête, on finit par faire de la métaphysique.

Mais peut-être saviez-vous déjà que vous assistiez à une tentative sans doute un peu vaine de rationalisation pour sortir de cette délicate situation ? Si je me répète, je m’excuse : l’éternité, c’est long, même lorsqu’on n’en est qu’aux deux tiers, alors on peut facilement oublier ce que l’on a déjà dit et pensé. Est-ce que c’est cela la folie ? Je l’ignore. Cela me rappelle quelque chose que j’avais lu je ne sais plus trop où, dans mon ancienne vie, celle où une journée durait vingt-quatre heures et ne se reproduisait pas : certaines personnes, semble-t-il, n’entendent pas de voix dans leur tête lorsqu’ils pensent. Inversement, si vous faites partie de ces gens-là, sachez qu’une grande majorité des êtres humains entendent une petite voix dans leur tête, lorsqu’ils lisent et réfléchissent par exemple, ou qu’ils ont une chanson dans la tête. D’un côté, c’est assez réconfortant pour moi : la voix qui narre cette histoire est la preuve d’une certaine unité de mon être. Je fais partie d’une de ces catégories humaines et pas de l’autre, et ce qui est assez rassurant sur le plan identitaire. Seulement voilà, de l’autre côté, il y a cette histoire de folie. Après tout, il est question de voix dans la tête n’est-ce pas ? J’ai beaucoup réfléchi à tout cela, et il m’est apparu que la folie pouvait prendre autant de visages qu’il existe d’humains. Ainsi, le fait que je me parle à moi-même pour éloigner la folie n’est peut-être en réalité qu’une preuve qu’elle me berce déjà depuis bien longtemps dans ses bras.

Mais bref, je disserte, je palabre, j’épilogue, mais j’en oublierais presque mon récit. C’est que, même dans une boucle temporelle, le temps s’écoule, si je n’y prends pas garde je pourrais bien passer à côté de ma journée. L’avenir appartient aux gens qui se lèvent tôt, paraît-il ; si cela est vrai, j’attends toujours le mien. Enfin bref, je me comprends. Où en étais-je déjà ? Ah oui, le réveil désagréable.

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