Au cœur de la ville
Je sens leurs pieds qui foulent ma peau. Ils sont des centaines, des milliers, des dizaines de milliers, de toutes tailles, de tous poids, à toutes les vitesses. Certains boitent, d’autres courent, parfois tombent. Leurs pattes me martèlent en douceur, mais sans jamais s’arrêter.
J’entends leurs cris, leurs voix qui hèlent, qui rient et qui chuchotent, j’entends leurs conversations volées, leurs murmures agacés, leurs paroles endormies et leurs cris d’extase. Je les entends lorsqu’ils souffrent, je les entends lorsqu’ils ont peur, je les entends lorsqu’ils s’amusent, je les entends lorsqu’ils meurent. Car ils vont, et viennent, et vivent, et meurent, sur moi, en moi. Je sens l’odeur de leurs véhicules, la caresse crantée de leurs pneus qui me râpent la peau continuellement. Je sens le parfum de leurs fleurs et de leur nourriture, celui de leur crasse et de leur pourriture, celui rance de leur sueur.
Je ressens tout. Et cela fait trop. Trop de douleur. Toute leur vie n’est que violence, ils sont trop nombreux en moi. Sans eux, je n’existerais pas, sans leurs coups de pioches et leurs pelletées de graviers, sans leurs coups de marteau, leurs pierres empilées et leur béton coulé. Sans eux, je ne serais rien, mais avec eux j’agonise.
Mon existence est torture. Cela n’a pas toujours été ainsi. Avant, il y a bien longtemps, des centaines et des centaines d’années, au moment de ma naissance, je n’étais qu’un minuscule hameau fait de quelques huttes et d’une dizaine d’âmes. En ce temps, je n’avais pas encore conscience de moi-même, et les choses étaient douces. J’étais les murs et les toits, le sol, la terre et les pieds qui la foulent, les jeunes, et les moins jeunes, les vivants et les inanimés. En grandissant, en laissant le vent et la main humaine user ma pierre, j’ai compris que j’étais distincte de celles et ceux qui m’habitaient. J’ai compris que j’étais village, puis ville, écrin au potentiel infini chargé d’abriter la vie humaine, de la protéger des dangers de la nature et des éléments. Et ce rôle, je l’ai accompli avec joie, avec empressement et célérité, émerveillée par l’ingéniosité et la résilience de ces minuscules êtres qui vivaient en moi.
Mais aujourd’hui ? Aujourd’hui, mes venelles boursoufflées chargées de métal et de bitume se sont étendues trop loin dans la clameur de l’industrie. Mon corps est usé, alourdi par la distance qu’il recouvre, par les ans et le temps qui passe, par elles et par eux. Ma chaussée se déforme, mes murs s’effritent. Les humains qui naguère me construisaient, me rendaient belle et grande et forte, aujourd’hui me défigurent, déchirent ma peau pour y disposer leurs canaux et leurs rails, labourent ma chair pour laisser passer leurs métros. Le bruit incessant de leur activité perpétuelle m’interdit tout repos. Je n’en veux plus, n’en peux plus. J’aspire à l’abandon, à l’apocalypse qui les hante jusque dans leurs films et dans leurs livres. La nature, autrefois dangereuse pour eux se retrouve aujourd’hui en danger par eux, et dans leurs abris confortables et surchauffés, ils tremblent et s’émerveillent à l’imaginer conquérir leurs cités après qu’un cataclysme les en ait délogés. Voilà ce que je désire. Je veux que la vie humaine quitte mes murs. Je veux que tout cela cesse. Je veux que la conscience me fuie enfin et que poussent les plantes et chantent les mésanges. Alors je vais provoquer cette catastrophe qu’ils fantasment autant qu’ils la craignent, car en elle réside mon salut : la fin. Qu’ils tremblent, car la ville s’éveille à la vengeance, sous leurs pieds, leur espoir se meurt.
Je vais commencer en douceur, car je tiens à ce qu’aucun ne m’échappe. Il s’agit pour moi du seul moyen d’atteindre l’oubli. Il faut qu’ils croient en leur contrôle, qu’ils ne voient pas venir mon attaque. Alors je vais les occuper, et quand ils réaliseront ce qu’il se passe, il sera trop tard.
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